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La réalité, les vérités, le réel

Monde physique et monde psychique

 avril  2018   -    © copyright Thierry TOURNEBISE

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Nous remarquerons déjà que la réalité se décrit, alors que la vérité se démontre, se vérifie. Mais qu’est-ce que le Réel ?

Selon Freud, le principe de réalité conduit à une régulation de la recherche de plaisir. Confronté à la réalité du monde extérieur, le moi œuvre de ses capacités stratégiques pour aboutir au meilleur résultat de satisfaction possible, avec un minimum d’inconvénients... et quand cela ne marche pas il fait l’expérience de la frustration. Même si nous comprenons bien ce dont Freud veut parler, ici la notion de réalité souffre d’un manque de précisions

Gagnant en précisions, Lacan, différencie le Réel et la réalité. La réalité est selon lui ce qui est accessible par les cinq sens, que l’on est capable d’énoncer grâce à notre intellect qui en fait une représentation (imaginaire) qui éventuellement peut se dire par un langage (symbolique). Le Réel est selon lui au-delà de cette réalité sensorielle et intellectuelle. La réalité est accessible à notre imaginaire et à nos capacités symboliques, alors que le Réel ne se représente pas forcément. Le Réel, pour Lacan, est un phénomène psychique qui déborde ce que les sens et l’intellect nous proposent.

Pour les scientifiques, d’un côté la vérité est ce qui est démontré, de l’autre la réalité est ce qui est exploré. Ce qui différencie fondamentalement la vérité et la réalité est que la vérité (démontrée) peut toujours être remise en cause (sa durée de vie est souvent éphémère), alors que la réalité (ce qui est) n’est pas atteinte par ces remises en cause : seules les représentations que l’on en a, sont fluctuantes. Au fond, la vérité n’est autre qu’un certain regard sur la réalité. 

 

Sommaire

1 Dans notre expérience quotidienne
 – La réalité – La vérité – Le Réel

2 L’expérience humaine
-
Le Réel, plus « vrai » que la réalité – Les trois sphères – La conscience et la résonance – Vérité – Réalité – Du point de vue de l’expérience humaine

3 En psychothérapie
-La psyché et la réalité – La psyché et le Réel – La psychothérapie et le Réel

4 Quand la vérité devient accessoire
-La réalité subjective - Jusqu’où va la réalité – Transpersonnel et proximité du « chez-nous » - 

5 Quand le Réel flirte avec la réalité
-Le transpersonnel dans l’ordinaire – La psychose, un certain témoin du Réel – Le piège de la quête d’extraordinaire – Une incontournable ouverture au Réel

Bibliographie  
Bibliographie du site

 

1    Dans notre expérience quotidienne

1.1 La réalité

C’est ce qui se passe sur le plan événementiel. Il y a des voitures dans la rue. La circulation ralentit le trafic. Une journée de travail doit être accomplie. Avant de rentrer chez soi il est nécessaire de faire des courses si l’on veut manger ce soir. Mais aussi de maintenir sa maison propre, payer ses factures, envoyer des courriers, répondre aux emails, de nous occuper du jardin si on en a un… etc. Et, selon notre situation familiale, nous aurons également la nécessité de nous occuper de nos enfants, de penser à notre conjoint, de ne pas oublier nos parents… sans oublier de prendre physiquement soin de soi (nourriture, hygiène, sommeil...).

Ici nous avons des faits (juste de la mécanique matérielle et événementielle). Il en est des pénibles comme, perdre son travail, avoir une maladie, être confronté à un décès… mais il se produit aussi des circonstances heureuses comme recevoir une promotion, une augmentation, gagner à un jeu, avoir l’opportunité d’un meilleur logement, d’une belle sortie au cinéma, d’un repas chez des amis, d’un lieu de vacances exceptionnel… etc.

Là c’est la « réalité » plus ou moins agréable dans laquelle nous baignons. On peut en mesurer les dates, les durées, les emplacements géographiques, les impacts financiers, les conséquences sur notre planning, sur notre santé. Si un événement est relaté, on peut en vérifier la vérité par un petit travail de mesure, voire d’enquête dans des cas plus subtils, afin de savoir ce qui s’est vraiment passé. La réalité, ce sont les objets et les mesures, c’est ce qui est objectivable, c’est la zone des choses, des objets, alors que le Réel concernera les Êtres et leurs ressentis.

1.2 La vérité

La vérité c’est quand ce qui est énoncé correspond à la réalité. J’ai passé tant de temps dans les embouteillages, j’ai répondu à tant des lettres ou emails, j’ai consacré tant de temps aux courses ou j’ai dépensé telle somme pour acheter telle ou telle chose. On peut même mesurer le temps passé avec les enfants, avec le conjoint, avec les amis, le coût et la durée de telle sortie au restaurant et au cinéma.

La vérité, c’est la mesure qui concorde avec les faits. Rien de très palpitant ni d’humainement nourrissant. Mais sur le plan organisationnel cela peut être très utile, parfois indispensable.

En science, la vérité c’est par exemple les mesures qui nous montrent que l’eau bout à 100° et gèle à 0°. Cependant attention : cela n’est pas simpliste. L’eau bout à 100° et gèle à 0°, dans telle condition de pression atmosphérique. Pour cuire des aliments dans un autocuiseur, l’on fait monter la pression afin que l’ébullition se fasse à plus haute température… ce qui permet de cuire plus vite dans de l’eau plus chaude.

Nous voyons déjà dans ce petit exemple que la vérité scientifique disant que l’eau bout à 100° ne reste une vérité que si l’on précise l’environnement (pression atmosphérique). La vérité nous apparaît donc plus relative qu’absolue et, souvent faute de précisions suffisantes, peut être remise en cause.

Le monde de la mesure semble simple, mais réserve de belles surprises. Par exemple si l’on veut mesurer la longueur des côtes Bretonnes, le chiffre trouvé dépendra de l’option choisie : à partir d’où choisissons-nous de ne pas tenir compte des infractuosités et des découpes de la côte… quelle sera la mesure la plus juste, la plus vraie ? Le résultat n’est « vrai » qu’en fonction du critère choisi : 2600km… ou 8640km, ou plus (Dubois, Chaline, 2006, p.27).

Si nous voulons objectiver un résultat, nous devons préciser le contexte de la mesure. Dire que la côte de Bretagne à une longueur de 2600 Km est aussi vrai que de dire qu’elle mesure 8640km… mais ce n’est vrai dans chaque cas que par rapport à un critère choisi.

Nous connaissons tous l’axiome mathématique « par deux points il ne passe qu’une droite », mais nous avons plus ou moins tous entendu à l’école que cela vaut pour un espace euclidien et que dans un espace courbe,  par deux points il passe une infinité de droites.

Le champion de la remise en cause des vérités a sans doute été le mathématicien Kurt Gödel qui a démontré mathématiquement, avec son théorème d’incomplétude,  que « dans un système donné, il existe une infinité de vérités indémontrables ».

1.3 Le Réel

Limiter le monde à la réalité et à la vérité serait illusoire. Il y a aussi le Réel.

Quand nous savons que, traversant les embouteillages pour aller à notre travail, nous y avons passé une heure (mesure objectivable), cela ne dit rien sur « comment nous avons éprouvé cette heure ». Selon que ce travail nous passionne ou nous ennuie, cette heure sera vécue de façon pénible ou salutaire. Quand nous avons passé deux heures avec notre conjoint (mesure objectivable), cela ne renseigne pas sur ce qui a été éprouvé, selon que nous sommes très amoureux ou au bord de la séparation. Pareillement avec les enfants, avec les amis, et avec chaque circonstance et la constellation d’éléments qui l’environnent, aussi bien matériels (comme pour la côte de Bretagne) que psychique (notre relationnel). Le Réel, lui, concerne ce monde psychique, sur lequel la réalité et les mesures ne nous renseignent pas. Par exemple cette femme qui, dans un hôpital, accompagne son jeune enfant atteint de leucémie jusqu’à sa fin de vie, et qui est présente au moment de sa mort. La réalité c’est que son fils meurt. La vérité c’est qu’il est mort. Mais son vécu ne peut simplement se déduire ni de la réalité, ni de la vérité. Cette femme m’a confié quelque chose d’inattendu que même peu de personnes pouvaient entendre « je viens de vivre un des plus beaux moments de ma vie ! ». Je lui ai demandé en quoi ce qu’elle vient de vivre était un des plus beaux moments de sa vie, et elle me répondit « Je viens de mettre mon fils une seconde fois au monde ». Son Réel (un des plus beaux moments de sa vie), ne peut se déduire de la réalité ou de la vérité (elle était présente à la mort de son fils).

Cette notion du Réel nous rend très humble et toujours curieux de ce que nous ignorons au-delà des faits objectivables. Quand, parlant de la dimension ontique, Abraham Maslow écrit : « Il s’agit d’une chose que non seulement nous ne connaissons pas, mais que nous avons peur de connaître » (2006, p104), c’est un peu comme s’il évoquait ce Réel si présent, mais si impalpable, parfois même inquiétant.

Nous venons de voir que les faits (réalité) existent. Que les mesures, démonstrations et vérifications (vérités), sont sujettes à être contextualisées et ne sont jamais « vraies dans l’absolu ». Il s’agit pourtant du monde « objectal » (le monde des objets, celui du « quelque-chose ») qui est tangible. Nous venons aussi de voir que le « Réel », lui, il est imprévisible. C’est ce que je nommerai le monde « subjectal » (celui des Sujets, des Êtres, celui du « quelqu’un »). Le Réel, c’est ce qui est éprouvé par un « Quelqu’un » qui se trouve dans un « Quelque chose », en compagnie d’autres Êtres qui, eux aussi, font cette expérience… il s’y ajoute leurs subtiles interactions.

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2    L’expérience humaine

2.1 Le Réel plus « vrai » que la réalité.

Le Réel touche ce qu’on appelle en psychologie la phénoménologie. C’est ce qui est éprouvé. L’art, la poésie, reflètent le Réel et non la réalité… et se moquent bien de la vérité ! C’est la différence entre l’artiste et le technicien. Les deux ont des compétences utiles à l’humanité, mais ils ne couvrent pas le même champ.

Une œuvre peut être techniquement parfaite et même exactement « reproduire la réalité ». Cependant, aussi belle soit-elle, elle ne sera poésie que si elle transcende cette réalité pour refléter surtout le Réel, c’est-à-dire une émotion, un sentiment, une impression non objectivable. Une œuvre peut même être techniquement très imparfaite, mais poétiquement très touchante. Il en va de même d’une interprétation musicale. Le musicien technicien exécute, et aussi brillant que ce soit, rien de touchant (c’est inerte, pour ne pas dire « mort »). Le musicien poète, lui, interprète, et sa musique n’a pas besoin d’être brillante pour être lumineuse (elle nous porte vers la Vie dont elle est le palpitant témoin).

Les hédonistes (Démocrite, Epicure), avaient parfaitement compris cela. Plutôt que de partir à la recherche de choses qui font plaisir, ils développaient leur capacité à éprouver le plaisir grâce ce qui se présentait à eux. Si l’on croit qu’un épicurien recherchait le plaisir de la table on se trompe. Il pouvait aussi bien éprouver le plaisir d’un bon repas, que d’un jeûne. Sa quête était bien celle du plaisir, mais d’un plaisir qu’on est capable d’éprouver avec ce qui s’offre à nous. En fait, il prenait soin de la qualité du Réel (ce qu’il éprouve), indépendamment de la réalité (ce qui se passe). Cette philosophie proposait de rendre notre Réel plus libre de la réalité. Je ne suis pas certain que l’on ait pris la mesure d’une telle subtilité au sujet des hédonistes quand on dit, en raccourci, qu’ils recherchaient le plaisir.

Quand dans un service de soin, ou dans une thérapie, on procède à un recueil de données (évènements de la vie du patient) ou à une anamnèse (le parcours historique de sa santé), nous tentons de rendre compte de la réalité de sa vie… mais cela ne nous renseigne pas sur le Réel de sa vie. Dans le cas de la mère, cité ci-dessus, savoir qu’elle a perdu un enfant et quelle était là au moment de sa mort ne renseigne pas sur la façon dont elle l’a éprouvé, ne nous révèle pas que, pour elle, c’était « un des plus beaux moments de sa vie ». Et quand bien même nous saurions que « c’était un des plus beaux moments de sa vie », nous ne saurions pas en quoi cela peut être un si beau moment ! Pour le savoir, nous devons avoir l’humilité de passer par elle, et lui permettre de nous le révéler.

Ce qui est touchant avec le Réel d’une personne, c’est qu’il échappe à l’analyse intellectuelle, au recueil technique de l’information, à l’interprétation que peuvent en faire ses interlocuteurs. On ne peut y accéder qu’avec l’humilité de l’ignorance et, quoi que l’on sache en termes de faits, rester curieux de la façon dont ces faits ont été éprouvés.

2.2 Les trois sphères

Nous devons à Pierre Teilhard de Chardin (paléontologue) d’avoir énoncé l’idée de géosphère (zone de l’énergie matérielle), biosphère (zone de l’énergie vitale) et noosphère (zone ontique de la psyché ou de la conscience) [Teilhard de Chardin, Le phénomène Humain – le Seuil, 1955, p.199]. Nous notons que les deux premières sphères touchent le monde de l’énergie (physique ou biologique), alors que la troisième touche celui de la Vie. Dans les deux premières nous trouvons les principes de la thermodynamique (par exemple, l’énergie ne peut que se transférer d’un point à un autre et quand elle arrive quelque part, elle n’est plus là d’où elle vient), dans le troisième, la Vie se déploie (il ne s’agit plus de transfert, et les règles de la thermodynamique ne permettent plus de décrire le phénomène : quand elle se déploie dans une direction, elle est encore plus là d’où elle vient, tout en remplissant parfaitement là où elle va)*.

*Voir la publication « Vie et énergie » de mai 2016

On pourrait dire que la réalité se tient dans la géosphère et dans la biosphère, puis que le Réel se tient finalement dans la noosphère. Pierre Teilhard de Chardin va jusqu’à proposer que derrière le processus d’évolution (qu’il connait bien en tant que paléontologue) il y a la conscience qui optimise sa mise en œuvre, son déploiement, afin de mieux s’exprimer.

« L’homme ne saurait se voir en dehors de la Vie, ni la Vie en dehors de l’Univers » (Teilhard de Chardin, 1955, p.29).

Parlant des atomes : « Chacun d’eux a pour volume le volume de l’univers. L’atome n’est plus le monde microscopique et clos que nous imaginions peut-être. Il est centre infinitésimal du monde lui-même » (ibid., p .40).

Evoquant la téléonomie : « Mais n’est-ce pas le propre et la difficulté de toute synthèse que son terme se trouve déjà impliqué dans son commencement ? » (ibid. p.50). « Dans une perspective cohérente du Monde, la Vie suppose inévitablement, et à perte de vue avant elle, de la Prévie (p.53).

Concernant la conscience qui se révèle : « Et, au cœur de la Vie, pour expliquer sa progression, le ressort d’une Montée de Conscience » (ibid. p.161) « Tout au fond de lui-même, le monde vivant est constitué par de la conscience revêtue de chair et d’os. De la Biosphère à l’Espèce, tout n’est donc qu’une immense ramification de psychisme se cherchant à travers des formes. » (ibid, p.165) « La conscience monte à travers les vivants » (p.195)*.

« La présence d’un plus grand que nous-mêmes, en marche au cœur de nous » (p196). « l’Homme ne progresse qu’en élaborant lentement, d’âge en âge, l’essence de la totalité d’un Univers déposé en lui. » (p.199)*

« Ce n’est plus un simple champ, si grand soit-il, - c’est la Terre entière qui est requise pour alimenter chacun d’entre -nous. » (p.273) « L’Etoffe de l’Univers, en devenant pensante, n’a pas encore achevé son cycle évolutif » ( p.279) « Résonance au Tout » (p.296).

*Passages mis en gras par mes soins

Il a même repris l’idée de monades (sortes d’atomes de conscience) en déploiement de Gottfried Wilhem Leibniz, qui lui-même parlait de « cercle dont la circonférence n’est nulle part et le centre partout » (Leibniz,1996, p.231). Nassim Haramein, chercheur contemporain, évoque la notion de « l’Univers contenu dans chaque point comme centre d’un Tout », dans lequel le vide est le liant entre l’ensemble des éléments.

« tout est point, chaque point contient l’infini et tout se divise en l’infini » (Haramein, 2012, p.12)

L’astrophysicien Trhin Xuan Thuan dans « Le monde s’est-il créé tout seul » (2008) et sa « Mélodie secrète de l’univers » (1991) parle d’Anthropie (de « anthropos » : homme), notion téléonomique proposant que l’homme était déjà en « projet » dès le début de l’univers, s’appuyant sur les faits que les 15 constantes cosmogoniques doivent être précises à 10-60 près au début du big bang (degré de précision nécessaire pour que la vie, puis l’homme, apparaissent… sinon pas de vie et pas d’Homme). Le hasard et la probabilité ne peuvent en rendre compte mathématiquement.

« Il faut savoir que les propriétés de l’univers sont déterminées par une quinzaine de nombres appelés "constantes fondamentales de la nature", ainsi que par son état physique au moment de sa naissance – ce qu’on appelle les conditions initiales.[…] Nous avons pu mesurer ces nombres avec une très grande précision.[…] La précision du réglage de l’expansion de l’univers étant de 10-60, si nous invoquions le hasard pour en rendre compte, il faudrait postuler l’existence de 1060 univers différents, chacun avec sa propre combinaison de conditions initiales et de constantes physiques. » (Trinh Xuan Thuan, 2008, pp. 39-46)

Soucieux de rigueur (c’est un scientifique) il précise :

« le terme "anthropique" est mal choisi, car il sous-entend que l’univers est réglé pour la seule apparition de l’homme. Or cet anthropomorphisme n’est pas de mise. En fait l’univers est réglé pour l’émergence de n’importe quelle vie et conscience » (ibid., p.37).

Comme nous le voyons, les tentatives d’objectiver le Réel sont multiples, mais nous ne faisons que des descriptions, puis des interprétations de la réalité, nourries de nos intuitions qui, par sortes de « résonnances » tentent de rendre compte « de ce qui se passe au dehors de soi » grâce à l’écoute de « ce qui se passe au-dedans de soi ». Nous repensons à cette occasion à l’inscription se trouvant sur le fronton du Temple de Delphes : « connais-toi toi-même et tu connaîtras l’Univers et les Dieux ». Il en résulte des démonstrations qui frôlent ce Réel et tentent d’en rendre compte sous forme de « vérités » provisoires. L’intellect tente d’imaginer, puis la parole de symboliser, ce Réel si difficilement pensable. Nous avons alors comme une intuition tangible de choses qui nous dépassent, que nous peinons à démontrer, et qui ne peuvent atteindre le stade de « vérités objectivables », sans pour autant ne pas faire partie du Réel.

2.3 La conscience et la résonnance

La pensée intellectuelle nous fait préciser ce que l’on sait déjà. L’intellect, magnifique outil, œuvre à cet endroit en maître. Mais il peine à sortir du système qu’il investigue et se retrouve victime de ce qu’on appelle la « cécité d’inattention », c’est-à-dire le fait qu’on ne voit que ce sur quoi notre attention se porte et non ce qu’il y a autour. De nombreuses démonstrations sur ce sujet sont disponibles sur internet, notamment l’expérience du « gorille invisible » de Daniel Simons (professeur de psychologie). Comme le disait Einstein « C’est la théorie qui décide ce que nous sommes en mesure d’observer »*

*in Maisondieu 2001, p.52 et Watzlawick 1976, p.68

Quasiment tout le monde sait que René Descartes a dit « je pense donc je suis ». Moins nombreux sont ceux qui savent qu’il a dit « Je doute donc je suis » et encore moins nombreux ceux qui savent qu’il a proposé l’ouverture d’esprit, la créativité et l’imagination, comme moteurs d’une recherche avisée.

« Certes l’entendement seul est capable de percevoir la vérité ; mais il doit être aidé cependant par l’imagination, les sens et la mémoire, afin que nous ne laissions de côté aucune de nos facultés » (Règles pour la direction de l’esprit Règle XII, 1999, p.75).

« Toutes les notions que nous composons de cette manière ne nous trompent pas en vérité, pourvu que nous ne les jugions que probables et que jamais nous ne les affirmions comme vraies » (Règles pour la direction de l’esprit Règle XII, 1999, p.85).

« Mais nous avons dit au même endroit que la simple déduction d’une chose par une autre se fait par intuition » (Règles pour la direction de l’esprit Règle XI, 1999, p.72).

« Tout l’artifice sera de supposer connu ce qui est inconnu, de manière à nous donner un moyen facile et direct de recherche même dans les difficultés les plus embrouillées » (Règles pour la direction de l’esprit Règle XII, 1999, p.112).

Ainsi il propose que nous ayons à la fois de la rigueur et de la souplesse, de l’intuition et du doute… l’élan d’oser une pensée inattendue, et même d’oser la considérer temporairement comme vraie tout en sachant que ce n’est qu’une hypothèse.

René Descartes, nous propose ici d’oser le bon sens, qu’il appelle « la lumière naturelle », dont il souligne que celui-ci disparait chez celui qui ne fait que se fier à ce qu’on lui a enseigné :

« …dès l’enfance il a pris pour la raison ce qui ne reposait que sur l’autorité de ses précepteurs… » (Recherche de la vérité par la lumière naturelle 1999, p.898)

« Celui qui est, comme lui, plein d’opinions et embarrassé de cent préjugés, se confie difficilement à la seule lumière naturelle car il a déjà pris l’habitude de céder à l’autorité plutôt que d’ouvrir les oreilles à la seule voix de la raison. » (Recherche de la vérité par la lumière naturelle 1999, p.898).

La « raisonnance » de l’intellect permet ainsi la pensée rationnelle (une pensée par ratios, c’est-à-dire par « parties » et par « calculs »). Elle tente de rendre compte de la réalité. Alors que la « résonnance » (sensibilité à ce qui « vibre » en soi quand on regarde le monde) ouvre vers les intuitions, permet de sortir du champ de la pensée initiale, et tente de toucher le Réel. L’une n’exclue pas l’autre, les deux ont leur importance, elles peuvent même s’étayer réciproquement, mais elles ne sont pas de même nature. La résonnance flirte avec le Réel (souvent indémontrable, même souvent non pensable), alors que la raisonnance s’appuie sur des vérités établies pour tenter de rendre compte de la réalité.

La réalité, ce sont les faits objectivables. La vérité ce sont les règles que l’intellect tente d’en déduire pour en rendre compte. Le Réel, c’est ce qui est éprouvé ou expériencé par la conscience, et probablement la conscience elle-même… et peut-être aussi le monde dans son entièreté, mais sous l’angle de la conscience qui se déploie.

Ce que l’on appelle habituellement « le conscient » n’est souvent autre que l’intellect avec sa capacité de « raisonnance » et d’objectivation, afin de trouver des vérités sur lesquelles ultérieurement on s’appuiera. Ce qu’on appelle « l’inconscient », lui, est ce qui est hors du champ de l’intellect : nous y trouvons probablement ce qui est refoulé (ce qui a été clivé par soucis de survie), mais aussi et surtout « la conscience » (de la noosphère) avec ses justesses, ses pertinences, ses intuitions, son goût pour le non pensable, sa quête de remédiation et de déploiement, sa quête « de toucher, de rencontrer et de manifester le monde » plus que de le comprendre. Dans ce cas, si la « conscience » est nommée « inconscient », cela ne rend pas aisée la compréhension du phénomène !

 Bien des confusions en résultent en psychologie. La conscience et le Réel semblent se côtoyer, et la psychologie ne semble pas suffisamment en rendre compte. « Le réel n’est pas de ce monde », affirme Jacques Lacan. « Il n’y a aucun espoir d’atteindre le réel par la représentation ».

« nul pas dans l’imaginaire peut-il franchir ses limites, s’il ne procède d’un autre ordre » (Lacan, Ecrits I - 1999, p.69)

La conscience opère au-delà de l’intellect, dans la zone du Réel (noosphère), et il arrive souvent qu’on parle à son sujet de « mécanismes inconscients » et que, de ce fait, l’on ne rende pas compte de sa justesse. Alors que l’intellect tente de détecter les erreurs et de trouver les vérités, la conscience baigne dans un monde de pertinences et y met en œuvre des justesses qui échappent aux représentations et à la pensée rationnelle.

Quand l’intellect nous paraît « plus fort que la conscience », et que l’on veut son action exclusive, il nous égare dans d’inextricables méandres techniques. Pour rendre compte de la réalité, ou même du Réel, il doit plutôt être considéré « à sa place » comme un précieux outil qui œuvre en coopération avec la conscience et avec les résonnances, afin d’en rendre compte de la meilleure façon possible. De cette association il peut résulter des esquisses intellectuelles de l’impensable Réalité. Bien sûr ce ne sont que des esquisses (souvent avec des métaphores), car ici le figuratif n’est pas accessible. Mais ces esquisses suffisent, en les voyant, à se dire « oui, c’est ça ! », car on y reconnaît ce que l’on ne sait pas encore mais que l’on connaît déjà. « Co-naître » signifie que on est déjà avec, « savoir » signifie que l’intellect y eu accès.

2.4 Vérité

Une vérité se démontre, et si la démonstration est probante, celle-ci est acceptée par l’intellect comme valide. Attention cependant, sur le plan scientifique, une vérité n’est jamais considérée comme définitive, sinon cela devient un dogme. Comme nous venons de le voir, du point de vue scientifique, la vérité est toujours investiguée dans de nouvelles recherches risquant de la remettre en cause en fonction du champ dans laquelle elle est valide ou ne l’est plus.

Nous avons vu la science décrire les atomes avec ses électrons gravitants autour du noyau comme un système de planètes autour d’une étoile, pour finalement dénoncer cette représentation et parler de « nuages d’électrons » et de probabilité de présence de ceux-ci dans ce nuage.

Même en mathématique, ainsi que nous l’avons vu, Kurt Gödel, a bouleversé ce que l’on croyait avec son « infinité de vérités indémontrables si l’on ne sort pas su système ». La géométrie peut démontrer des choses que pourtant on ne peut se représenter : par exemple, pour voir toutes les faces d’un cube on doit en faire le tour… mais cela n’est vrai qu’en trois dimensions. En effet, si l’on passe en quatre dimensions, « on voit toutes les faces en même temps et même l’intérieur sans rentrer dedans ». Notre pensée ne sait se le représenter, mais parvient à le démontrer. Notre intellect peut tout juste l’esquisser en nous l’illustrant avec un passage de deux à trois dimensions : un carré vu de profil (2D) ne nous montre tous ses côtés qu’en en faisant le tour, et son intérieur qu’en ouvrant l’un des côtés ; mais en nous élevant au-dessus et en le voyant de face (3D), tous les côtés du carré et ses « entrailles » se voient d’un seul coup d’œil (Flatland - Edwin A. Abbott, 1884)

En psychologie Paul Watzlawick nous a dit « on ne peut pas ne pas communiquer » ou « il n’est pas possible de ne pas communiquer » (C’est devenu une des données phares de l’école de Paolo Alto). Pourtant, cela n’est vrai que si l’on ne fait pas la distinction entre « information » et « communication ». Pour être plus précis, « il ne peut pas ne pas y avoir d’informations entre deux Êtres en présence » (que celles-ci soient verbales ou non verbales). Même si une personne fait des efforts pour qu’il n’y en ait pas… c’est déjà une information. De ce fait, il ne peut pas ne pas y avoir d’information, mais on peut très bien ne pas être communicant (ne pas être ouvert), et alors l’information réelle passe moins bien, ou pas du tout. Donc son axiome peut ici être remis en cause, et probablement cela ne le fâcherait pas, car il était ouvert, et prudent face à tout ce qui peut être dogmatique. Nous devons à Paul Watzlawick d’innombrables nuances d’une grande subtilité, dont l’expérience de Robert Rosenthal (psychologue qui étudia l’effet pygmalion, ou comment ce qu’on attend influence le résultat de ce que l’on observe, et même de ce que l’on mesure) (Watzlawick- 1978, p.43), l’évocation de Flatland (p.206), ainsi que de la rétroactivité des causes et des effets :

« La cause produit l’effet et l’effet retentit sur la cause, devenant lui-même une cause » (Watzlawick- 1978, p.69)

Il nous met en garde contre toute pensée dogmatique (p.8), nous sensibilise à la différence de points de vue, à la « vérité » qui dépend d’une part de la justesse cognitive du propos, mais aussi de la précision du champ dans lequel elle s’applique et aussi des paradoxes :

« Pour se comprendre lui-même, l’homme a besoin d’être compris par un autre. Pour être compris par un autre, il lui faut comprendre cet autre » (p.13).

Nous avons aussi l’expérience de David Rosenan, psychologue qui se fit interner pour étudier le regard médical sur la psychopathologie et les diagnostics. Il nous démontra la difficulté de l’objectivation concernant les diagnostics psychiatriques… que la certitude en ce domaine est un leurre (Demazeux, 2013, p.107-111). Paul Watzlavick évoque aussi cette expérience dans son ouvrage « L’invention de la réalité » (1988), de la page 131 à la page158.

2.5 Réalité

Le mot « réalité » vient du latin « realis » qui signifie « effectif, qui existe par soi-même » dérivé de « res » qui signifie « chose ». La réalité est donc le monde des choses, des objets ; alors que le « Réel » c’est celui des Êtres, des sujets.

La « réalité » est ce qui est mesurable, objectivable, sensoriellement perceptible, scientifiquement démontrable, même si à certains endroits, ce n’est pas si simple. Ainsi quand nous tentons de savoir quelque chose à propos du début de notre Univers (qui bien sûr échappe à nos sens), Etienne Klein (scientifique) nous fait remarquer avec humour et justesse :

« Si on voit dans le big-bang l’amorce de tout ce qui est, on tombe immanquablement sur une autre question métaphysique, celle de savoir ce qui a pu le déclencher au milieu de nulle part, en plein cœur du néant (le néant aurait-il du cœur ?). Le néant ne saurait de lui-même exploser, à moins de contenir un « principe explosif » qui le rendrait ipso facto distinct de lui-même » (Klein, 2010, p.52)

Il est donc des endroits où la réalité ne se laisse pas aisément investiguer pas l’intellect. La science aussi sophistiquée et précise soit-elle reste sans réponse absolue. Nous éprouvons alors comme une contrariété intellectuelle, très bien décrite par Edgard Morin :

« Le calculable et le mesurable ne sont plus qu’une province dans l’incalculable et le démesuré. Et perdre l’Ordre du monde pour les scientifiques […] est aussi désespérant que perdre Dieu pour un croyant » (Morin-1999, p.160).

Le physicien contemporain Carlo Rovelli contribue à de telles remises en cause de ce qui est établi, entre autres en abordant la notion de temps et d’énergie. Là où nous pensions nos logiques bien rangées et établies une fois pour toute, ses recherches le conduisent à nous proposer :

Quand sur notre planète nous recevons l’énergie du soleil : « Pour avancer, le monde n’a pas besoin d’énergie. Il a besoin de basse entropie. […] L’énergie qui entre est plus ou moins égale à celle qui sort, nous ne gagnons pas d’énergie dans l’échange (et si nous en gagnons, c’est un désastre pour le réchauffement climatique) » (Rovelli, 2018, p.186)

Il précise que ce n’est pas l’énergie qui nous fait fonctionner, mais le bas niveau d’entropie de l’énergie reçue, par rapport au haut niveau d’entropie de l’énergie restituée (p.188). Entre les deux, diversification, organisation, structuration. C’est finalement l’entropie qui en est le moteur et non l’énergie. Mais en plus, l’entropie et le temps se trouvent, selon ses recherches, en équivalence… au point que le temps n’existe pas vraiment en tant que temps :

« Et voici donc le temps : il est entièrement dans le présent, dans notre esprit comme mémoire et comme anticipation […] Il n’y a pas de différence entre passé et futur dans les équations qui gouvernent les événements du monde […] Au niveau le plus fondamental que nous connaissions aujourd’hui, il n’y a pas grand-chose qui ressemble au temps de notre expérience. Il n’y a pas de variable « temps » spéciale, il n’y a pas de différence entre passé et futur, il n’y a pas d’espace-temps. » (ibid., p.209-2011)

Il évoque la notion de perspective (p.169), d’observateur, d’« où l’observateur observe » etc. La notion de « réalité » devient donc quasi évanescente dès que les questions se précisent. En scientifique, il nous ajoute que :

« Lorsque nous ne parvenons pas à formuler un problème avec précision, souvent, ce n’est pas parce que le problème est profond : c’est parce qu’il s’agit d’un faux problème ».

Dans les 239 pages de son ouvrage « L’ordre du temps », où ses recherches deviennent accessibles au grand public, voilà que ce qu’on appelle « la réalité » est profondément remise en cause, ainsi que bien des « vérités » antérieurement établies. Il parle, entre autres, de notre façon initiale de « flouter le monde » (p.160 -176) et que notre difficulté vient d’un manque de précision (d’acuité pourrions-nous dire).

Quant à qui nous sommes, il ose une incartade psycho philosophique plutôt pertinente :

« Nous sommes pour nous-mêmes dans une large mesure ce que nous voyons et avons vu de nous dans le miroir que nous tendent nos amis, nos amours, nos ennemis » (Ibid., p. 203).

Ainsi, d’une certaine façon, même la réalité n’existe pas indépendamment des Êtres, qui eux-mêmes existent selon le regard d’autrui. Du fait des différentes perspectives, la réalité semble alors intimement liée à l’expérience humaine ! Il se peut donc que, contrairement à son étymologie (signifiant « effectif, qui existe par soi-même »), ce qu’on appelle « réalité » soit interdépendant avec le phénomène humain.

2.6 Du point de vue de l’expérience humaine

La réalité constitue le monde physico-chimique dans lequel nous nous trouvons. Pour être précis nous devons dire aussi qu’il est constitué de la géosphère (énergie physico-chimique) et de la biosphère (énergie vitale). C’est la zone de l’énergie (et de l’entropie). Nous y exerçons notre sensorialité et y faisons des expériences diverses nous permettant de nous préserver et de nous constituer. C’est le monde de la réalité baignant dans les principes de la thermodynamique avec un sens temporel du passé vers le futur.

Mais il se trouve aussi la noosphère, qui est la zone de Vie. Celle-ci est hors thermodynamique (et hors spatiotemporel et sans doute non entropique, ou même « néguentropique », c’est-à-dire zone d’ordre croissant). Elle apporte une dimension, au-delà de la sensorialité, souvent plus expérientielle que sensorielle. Nous trouvons là le Réel.

Entre la réalité (zone physico-chimique sensorielle et spatiotemporelle) et le Réel (zone expérientielle, hors sensorialité, hors spatiotemporel, hors entropie), nous trouvons sans doute l’émotionnel, qui n’est ni tout à fait l’un ni tout à fait l’autre.

La réalité vient parfois (souvent) contrarier les rêves et les désirs (d’où le principe de plaisir et de réalité de Freud). De ce fait, la réalité pose des contraintes qui peuvent amener des frustrations.

Le Réel, lui, est l’expérience émotionnellement éprouvée (à travers la sensorialité), mais aussi, et surtout, ce qui est expérientiellement éprouvé (hors sensorialité, où des choses ou des Êtres historiquement éloignées les uns des autres se retrouvent contemporains). Cela peine souvent à se conceptualiser et à s’énoncer, mais est expérientiellement vécu. La notion d’expérientiel a bien été identifié dans les zones de mort imminente (EMI) ou de mort provisoire (EMP) où les perceptions s’effectuent « hors sensorialité », où des sujets sont en mesure de raconter ce qui s’est passé dans une période d’encéphalogramme plat, et même dans le cas de Pam Reynolds (Jourdan, 2006, p.76-77) avec un cerveau qui, en plus, n’a aucune circulation sanguine le temps de l’intervention chirurgicale.

Mais la notion d’expérientiel concerne aussi notre vie consciente « ordinaire ». Nous y trouvons aussi des « éprouvés » auxquelles nous ne prêtons que peu d’attention, du fait que notre intellect y est rebelle et ne sait pas quoi en faire.

En termes de survie (géosphère et biosphère) la rationalité de ce qui est perçu à travers notre sensorialité est essentielle. Cette zone de proies et de prédateurs nécessite une vigilance objectivable pour assurer notre pérennité. En termes de Vie (noosphère) et de déploiement, il en va autrement. Les intuitions, les pensées non rationnelles (libres des ratios et des calculs) vagabondent dans un Univers de créativité, mais aussi où la connaissance précède le savoir. Nous peinons à nommer un tel endroit « le Réel », car nous confondons « Réel » et « réalité ». Or il ne s’agit pas de la même chose. Nous acceptons à peu près l’idée quand nous nommons ce Réel « imaginaire », alors qu’il ne s’agit pas de la même chose. L’imaginaire est un monde de représentations mentales, alors que le Réel ne se représente pas. Au mieux, l’imaginaire peut en faire des esquisses.

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3    En psychothérapie

3.1 La psyché et la réalité

Les faits se produisant dans la réalité peuvent être source de trauma. Certaines circonstances majeures comme par exemple, agression, deuil ou pathologie grave, ne sont jamais vécue sereinement. Nous y trouvons des étapes présentes aussi dans la fin de vie : dénégation (ça n’existe pas dans le monde des possibles, donc ce n’est pas perçu), déni (ça existe, mais on ne veux pas que ça existe, on n’y crois pas), puis révolte (ça existe et c’est profondément injuste), marchandage (il doit bien y avoir une solution), effondrement (dépression face au fait qu’il n’y a pas de solution pour que cela ne soit pas), et enfin éventuellement acceptation (intégration, déploiement grâce à cela).

Pourtant, ce n’est pas l’événement lui-même qui est source de trauma, mais la façon dont nous le vivons, bien qu’en fait, nous le vivions surtout... juste comme nous le pouvons. Et ce que nous pouvons à ce sujet dépend d’une part du bagage que notre existence nous a permis d’acquérir, et d’autre part des capacités que la nature nous a donné à la naissance. Il peut paraître excessif de dire que « ce n’est pas la circonstance qui est source du trauma, mais la façon dont on le vit », du fait que certaines situations sont vécues douloureusement par tout le monde et qu’il est hors de question de culpabiliser une personne victime d’un choc en lui disant « c’est parce que tu le vis mal ». Cela peut apparaître excessif car quelqu’un ne doit en aucun cas se voir reprocher de mal vivre une situation dramatique. Ce serait indécent et inacceptable. Cependant, c’est justement parce que le Réel (sa façon de le vivre) l’emporte sur la réalité (ce qui s’est passé) qu’une thérapie peut fonctionner : on ne peut rien changer à ce qui s’est passé dans la réalité, mais on peut ajuster ce que l’on en fait dans notre Réel.

S’il semble difficile de comprendre que ce n’est pas ce qui se passe mais ce qu’on en fait qui joue dans notre état psychique, n’oublions pas cette femme qui est présente à la fin de vie de son fils, qui l’a accompagné jusqu’au bout, et qui dit avoir vécu l’un des plus beaux moments de sa vie. Rien n’est écrit à l’avance. Les ressentis ne sont pas identiques pour tout le monde. Là, la différence est extrême, mais en toute circonstance, le vécu de chacun n’est pas identique à celui de chaque autre, ne serait-ce que dans la nature et dans la dimension du vécu éprouvé. Dans l’antiquité, les hédonistes (Démocrite et Epicure) jouaient sur ce point et ne recherchant pas les choses qui font plaisir. Ils recherchaient plutôt le plaisir qui peut se trouver (voir se cacher) en tout ce qui s’offrait à eux (quoi que ce soit).

Nous venons de voir le trauma qui fait suite à la présence de quelque chose dans la réalité, mais il existe aussi le trauma qui existe du fait de l’absence de quelque chose dans la réalité. La psychanalyse distingue ainsi judicieusement le « trauma positif » (trauma du fait de la présence de quelque chose de violent), et le « trauma négatif » (trauma du fait de la violence de l’absence de quelque chose). Ce dernier est parfois plus difficile à détecter car il n’a pas de source objectivable. Par exemple un Être a pu souffrir de maltraitance de la part d’un parent (trauma positif) et du manque d’attention de ce parent (trauma négatif). Il arrive que le trauma négatif soit plus douloureux que le trauma positif, bien qu’il se détecte moins aisément (sa trace en est plus discrète).

La psyché peut ainsi se retrouver impactée par la présence ou par l’absence de quelque chose dans la réalité. Mais il n’en demeure pas moins que c’est la façon dont la psyché va le vivre qui fait la blessure : soit l’intégration ; soit le clivage protecteur, suivi du symptôme qui permettra ultérieurement une remédiation de ce qui a été clivé. La réalité à elle seule ne produit pas une telle chose. C’est ce qui se passe dans le Réel de la psyché qui produit le phénomène. C’est pourquoi en phénoménologie, l’on se préoccupe plus de ce qui a été éprouvé que de ce qui s’est passé. C’est pourquoi la psychothérapie permet une amélioration de la vie du patient, car s’il n’a aucune prise sur ce qui s’est passé, le patient est toujours (au moins potentiellement) en capacité d’en faire autre chose.

Un praticien qui s’acharnerait sur ce qui s’est réellement passé afin de l’objectiver, espérant ainsi apaiser son patient, risquerait de détourner son patient de son propre Réel en lui montrant que ce qu’il a éprouvé n’était pas justifié (voire stupide !). Or si ce qui a été éprouvé n’était pas justifié par les faits (ce qui arrive souvent), cela l’était par ce que ces faits ont activé ou réactivé en lui, généralement en vue d’un déploiement (devenir qui l’on a à être), ou d’une remédiation intime (retrouver son intégrité, jadis perdue par clivage protecteur). Pour éviter cet écueil il convient pour le praticien de bien différencier « la réalité » (ce qui se passe, ou s’est  objectivement passé) et « le Réel » (ce qui a été subjectivement, mais réellement, éprouvé).

3.2 La psyché et le Réel

Pour simplifier, l’on pourrait dire que la réalité c’est ce qui se passe au dehors de la psyché, et le Réel c’est ce qui se passe au-dedans de la psyché.

Pourtant, ce n’est pas tout à fait vrai quand nous abordons la zone transpersonnelle. Le patient y perçoit un Réel « au-dehors » qui n’est pourtant pas dans la réalité objectivable : il se retrouve concerné par un peuple, des personnes disparues, une époque, un lieu, un pays, une planète, une présence, des Êtres, un futur, etc. Il s’y trouve un « en dehors » qui est en même temps « en dedans », comme si « lui-même était aussi cet en dehors ». Cela lui est présent comme « Réel » sans qu’il ne s’agisse d’hallucinations. Si l’on reprend le mot « réalité », nous pourrions dire qu’il s’agit d’une « réalité subjective » profondément tangible. Le mot « tangible » vient du latin « tangere » qui signifie « toucher ». Ce qui est tangible, c’est ce qui est « palpable », et de ce fait, indéniable. Ici je parle de « réalité subjective tangible » en ce sens où une sorte de « tact psychique » produit une certitude de cela, une certitude absolue qui n’a rien à voir avec une hallucination car elle n’est pas d’ordre sensorielle. Elle est d’ordre expérientielle.

Il ne s’agit pas de fantasme (imagerie intérieure) mais d’expérience intime. Il ne s’agit pas de la réalité, en ce sens où on ne peut pas l’objectiver, mais il s’agit bien du Réel, et son existence doit être validée par le praticien, et non minimisée ou relativisée, pas plus qu’elle ne doit être surdimensionnée.

3.3 La psychothérapie et le Réel

Le praticien en psychothérapie peut parfois être tenté de ramener le patient à la « réalité », d’investiguer les faits objectivables de sa vie, afin de sortir celui-ci de ce qu’on pourrait considérer comme des erreurs cognitives, des fantasmes erronés, déformants la réalité et la vérité. Le praticien alors espère que, touchant la réalité, le patient se libère de son Réel incohérent ou inadapté, qui en est trop éloigné.

Quand par exemple quelqu’un souffre de troubles phobiques, sa réaction est disproportionnée face à un élément de la réalité qui, en vérité ne le menace pas. Ainsi, un sujet phobique de l’eau peut parfois même craindre de traverser un pont au-dessus d’une rivière. En thérapie comportementale la technique de désensibilisation systématique conduira le patient à « apprivoiser » cette eau effrayante ou ce pont, en s’en approchant progressivement, d’abord mentalement, puis concrètement… et dans sa version humaniste, à décrire avec soin tout ce qu’il ressent au cours de cette progression.

Cela est excellent quand il s’agit d’accomplir un apprentissage qui a fait défaut, et que le sujet a peur face à de l’inconnu. Cela l’est beaucoup moins si cette peur est le reflet d’une peur antérieure que la situation phobique réactive afin de ne pas manquer la remédiation avec l’Être jadis clivé dans la psyché par souci de survie.

La réalité est que l’eau ou le pont ne sont pas dangereux, le Réel est que face à ces éléments le sujet éprouve une peur, voire une terreur, qui n’est pas justifié ni par le pont ni par l’eau, mais par celui qu’il a été et qui a vécu un trauma dans une situation analogue, qu’il a même éventuellement oubliée. Par exemple : enfant il a failli se noyer. Sa phobie n’est pas alors un dysfonctionnement de sa psyché, mais un moyen par lequel il garde un lien avec cet enfant que la pulsion de survie l’a contraint à évincer, du fait que la charge émotionnelle était trop forte pour qu’il puisse intégrer cet enfant en lui. Ainsi protégé de cet envahissement émotionnel, il est néanmoins amputé d’une « part de soi » (l’enfant qui a eu peur). Alors sa pulsion de Vie produira ultérieurement un symptôme phobique afin de ne pas totalement oublier cet enfant. Le jour venu, quand la maturité le permettra, grâce à cette phobie, il sera invité à intégrer cet enfant qu’il était au cœur de sa psyché (intégrer l’enfant et non la circonstance). Il peut ainsi retrouver son intégrité et une stabilité authentique.

Si, au contraire, l’on tente de faire disparaître le symptôme, cela devient très néfaste car l’on retire au patient une opportunité de retrouver son intégrité. D’où ses résistances, d’où des thérapies interminables ne produisant que peu ou pas de résultats, d’où des déplacements de symptômes, car notre pulsion de vie est heureusement plus forte que notre volonté d’effacement. Elle veille à ce que toute possibilité d’intégrité ne soit pas perdue.

Carl Gustav Jung et Carl Rogers l’avaient bien remarqué :

« Dans la littérature il est tellement souvent question de résistances du malade que cela pourrait donner à penser qu’on tente de lui imposer des directives, alors que c’est en lui que de façon naturelle, doivent croître les forces de guérison » (Jung, 1973, p.157)

« …la résistance à la thérapie et au thérapeute n’est ni une phase inévitable, ni une phase désirable de la psychothérapie, mais elle naît avant tout des piètres techniques de l’aidant dans le maniement des problèmes et des sentiments du client. » (Rogers 1996, p.155)

Dans l’exemple ci-dessus il y a la réalité d’un moment où le sujet a failli se noyer quand il était enfant. Quand son trouble phobique surgit dans le présent, l’on est tenté de le ramener à la réalité présente (non dangereuse), en lui démontrant que l’histoire de l’enfant est du passé, et que désormais ce danger n’existe plus. L’on tente ainsi de le « ramener à la raison ». En fait nous ne faisons alors que tenter de le ramener à « notre raison », et d’oublier « la sienne ». Or « sa raison », il allait justement la retrouver grâce à ce symptôme que nous nous acharnons à vouloir effacer. En tentant de le ramener à la « réalité présente », en fait nous lui faisons perdre le « Réel » de cet enfant qui appelle sa conscience afin d’y être accueilli et de constituer son intégrité, sans laquelle il peine à être au monde.

Cela est particulièrement dommageable chez la personne âgée quand l’on invite le soignant ou le praticien à la « resituer » lorsqu’elle tient des propos incohérents. Il conviendrait plutôt d’abord d’accéder à la raison qui, en elle, se manifeste à travers cette apparente incohérence, du fait d’un Réel jamais entendu. Il convient de ne les resituer qu’ensuite. Les resituer prématurément ne fait que les éloigner de leur raison qu’ils étaient en train de retrouver. Perdant ainsi ce « Réel intime » qui appelait leur conscience ils deviennent alors de moins en moins capables d’accéder à la réalité présente. Cette quête d’intégrité, lors de cette ultime étape de leur vie, devient prioritaire et est bien souvent malmenée par des soignants bien intentionnés qui ont pris pour mission de les resituer dans la réalité sans tenir compte du Réel de leur raison émergente, sans tenir compte du Réel qui appelle leur conscience.

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4    Quand la vérité devient accessoire

4.1 La réalité subjective

Pour nous rapprocher de la réalité (ce qui est objectivable), les vérités découvertes sont un bon outil. Donc rechercher, découvrir et démontrer des vérités permet de se constituer une belle boite à outils.

La science œuvre à l’aide de ces moyens avec lucidité, sachant qu’une vérité est temporaire et peut être remise en cause ultérieurement lorsqu’un champ d’application plus vaste se précise. Un vrai scientifique ne croit ni en « quelque chose » ni « en rien » (ce serait aussi une croyance) mais reste ouvert aux « possibles du monde ». Pour accéder aux « possibles du monde » René Descartes inclut dans sa méthode de subtiles nuances puisées dans le Réel, telles que l’imagination ou l’intuition (citations déjà mentionnées au paragraphe 2.3)

« Mais nous avons dit au même endroit que la simple déduction d’une chose par une autre se fait par intuition […] Toutes les notions que nous composons de cette manière ne nous trompent pas en vérité, pourvu que nous ne les jugions que probables et que jamais nous ne les affirmions comme vraies » […] Tout l’artifice sera de supposer connu ce qui est inconnu, de manière à nous donner un moyen facile et direct de recherche même dans les difficultés les plus embrouillées » (Règles pour la direction de l’esprit 1999, pp. 72, 85, 112).

Avec une magnifique humilité et lucidité, Louis Leprince Ringuet, éminent savant disait à une journaliste : « un savant c’est juste quelqu’un dont l’ignorance a quelques lacunes ». Si cela se trouve dans le monde de la science, combien plus ce sera dans celui de la psychologie !

Nous le trouverons ainsi dans le domaine des différences entre la réalité objectivable (les faits et les mesures) et le Réel (ce qui est éprouvé face à cette réalité). Concernant le Réel, j’aime bien parler de « réalité subjective ». La « « vérité, ici, est que ce qui est éprouvé est vraiment éprouvé. C’est subjectif, mais c’est bien Réel. Cette notion de « réalité subjective » est importante en psychologie.

Si l’objectivation reste un bon outil dans les recherches, les expériences, les mesures et les statistiques (par exemple comme on le fait beaucoup en psychologie positive afin de disposer de données et de démonstrations), l’objectivation est beaucoup moins opérationnelle en psychothérapie. Quand quelqu’un comme Byron Katie travaille sur ce sujet en demandant aux « patients » : « Est-ce vrai ? », « Est-ce absolument vrai ? » (Byron, 2006), il faut comprendre qu’il ne s’agit pas tant de se rapprocher de la réalité, mais de comprendre combien notre interprétation de cette réalité (qui nous est peut-être inconnaissable dans sa totalité) joue un rôle. Pourtant, ce qui manque souvent c’est de prendre en compte que cette interprétation subjective de la réalité a une source pertinente, qui conduit à une rencontre intime au cœur du Réel de la psyché. A cet endroit on se moque bien de la vérité, ce n’est pas le propos.

Je me souviens avoir précisé à un stagiaire médecin que la « réalité subjective » était ce dont nous devons surtout tenir compte dans l’accompagnement psychologique, et qu’il m’a répondu que c’était une grande découverte pour lui, car il a surtout été formé à « objectiver ». Je lui ai répondu qu’il fallait prendre grand soin de cette capacité d’objectivation dont on a besoin dans la médecine du corps, mais que pour la psyché, c’est la « réalité subjective » qui prime… qu’effectivement c’est un grand changement de paradigme, mais que l’un n'annule pas l’autre.

4.2 Jusqu’où va la réalité

La psychologie s’occupe du Réel au cœur de la psyché. La science s’occupe de la réalité qui est l’ensemble de ce qui est objectivable. Ainsi tout semble bien à sa place et cela sans doute nous rassure. Mais il serait hasardeux de clore ainsi le dossier car il n’est pas exclu que la réalité aille au-delà de l’objectivable. De ce fait, cela force notre capacité d’ouverture et notre humilité, cela nous demande une posture de chercheurs rigoureux, mais ouverts et sensibles.

Le médecin anesthésiste Jean-Jacques Charbonnier parle de Conscience Intuitive Extraneuronal, et précise que le 15 décembre 2014 :

« […] la médecine française reconnait enfin dans un document officiel d’Etat l’existence d’un nouveau concept, à savoir celui d’une conscience totalement indépendante de la matière qui agit sur le cerveau, à la manière d’un nuage électronique sur un ordinateur » (Charbonnier, 2017, p.7)

Il rapporte ici la thèse de doctorat en médecine de François Lallier (étudiant au CHU de Reims). Son étude concerne 118 patients ayant été ranimés d’un arrêt cardiaque. 15,3% d’entre eux (18) sont des « expérienceurs » selon les critères de Greyson*

*Critères de Greyson : 16 questions où les réponses sont notées de 0 à 2. Un score de 7 sur 32 au minimum permet de parler d’expérience de mort imminente.

Il a pu attester qu’aucun de ces résultats ne pouvaient être reliés à des antécédents psychiatriques ou un traitement avec des psychotropes.

Le Dr Charbonnier préfère parler d’« expérience de mort provisoire » (EMP) que de « expérience de mort imminente » (EMI), ou d’« expérience proche de la mort » (NDE), puisque finalement les sujets ne meurent pas.

« Même si la théorie d’une conscience extra cérébrale reste difficile à concevoir sur le plan médical, elle n’est pas irrationnelle sur le plan scientifique » (ibid. p.19)

François Lallier parle d’une conscience délocalisée, extraneuronale. Le Dr Charbonnier nous explique que la conscience analytique cérébrale (CAC) freine la conscience intuitive extraneuronale (CIE) et que c’est pourquoi la CIE ne se manifeste pas si souvent :

« La CAC a censuré et éliminé tous ces vécus. […] La conscience analytique cérébrale reçoit des informations sensorielles issues de nos 5 sens » (ibid, pp.52, 53)

Ces tentatives d’objectivations d’expériences subjectives sont une belle avancée, mais en attendant que la science progresse sur ce point, les praticiens réalisant des accompagnements psychologiques devront s’ouvrir à des hypothèses qui, pour la plupart, restent des hypothèses, et comme le disait justement René Descartes : « Tout l’artifice sera de supposer connu ce qui est inconnu, de manière à nous donner un moyen facile et direct de recherche même dans les difficultés les plus embrouillées » .

Le praticien en psychothérapie, le psychiatre ou le psychologue devront ainsi tenir compte de « réalités subjectives », d’un « Réel » difficilement énonçable et même souvent difficilement conceptualisable dans l’intellect, mais pas moins Réel pour autant.

Même la science ouvre sur une réalité qui dépasse la conceptualisation. Nous trouvons cela, entre autres, avec la mécanique quantique, notamment avec « le principe de non séparabilité » ou « d’intrication de particules spatialement distantes » (phénomène EPR). Le fait que des éléments spatialement ou temporellement distants restent spatialement intriqués ou temporellement contemporains laisse l’intellect pantois, surtout quand l’expérience le démontre. De ce fait la tentation est grande d’utiliser cela pour prouver quelque chose au niveau de la psyché. Mais, en l’état actuel, on ne peut que dire que l’un illustre l’autre, mais pas qu’il le démontre.

Donc nous sommes ici invités à lâcher la Vérité (mouvante) pour revenir vers le Réel (expériencé), même si certaines de ces vérités semblent décrire un « au-delà de la réalité », du moins un « au-delà de ce qu’on en perçoit avec nos sens et notre intellect ».

Cela nous conduit à la notion de psychologie transpersonnelle. La vérité qui est un accessoire indispensable de la recherche, devient alors tout simplement accessoire, c’est-à-dire dans le sens où l’on en n’a plus besoin pour accéder à une pertinence de l’accompagnement psychologique ou psychothérapique.

4.3 Transpersonnel et proximité du « chez nous »

La psychologie transpersonnelle nous conduit dans un Réel qui semble « au-delà de la réalité » au sens habituel du terme. Le patient y fait l’expérience de quelque chose que son intellect peine à conceptualiser et que sa verbalisation peine à mettre en mots. De ce fait le praticien non averti risque de ramener cette expérience à des faits objectivables de la biographie ou du transgénérationnel, et ainsi de réduire drastiquement ce dont le patient tentait de rendre compte. Il peut aussi se perdre en interprétations symboliques puisées dans un « prêt à penser » qui n’a rien à voir avec le vécu de son patient.

Si le Dr Stanislav Grof nous a sensibilisé au transpersonnel, cette zone de la psyché reste cependant assez trouble. En effet elle tient plus de l’expérientiel que d’une mémoire sensorielle ou d’une construction intellectuelle, et de ce fait résiste à l’objectivation. Alors ce qui s’y trouve peut, soit purement et simplement être nié par des tentatives de rationalisation, soit être distordu par des interprétations philosophiques ou même ésotériques, sous une forme de constructions intellectuelles, soi-disant subtiles ou spirituelles, rendant plus compte de croyances que de l’expérience intimement éprouvée.

Si le patient a suffisamment de ressources il ne se laissera pas emmener dans une telle dérive et recentrera son praticien (qui est censé le lui permettre)… ou arrêtera sa thérapie. Si par contre il a idéalisé son thérapeute, développé un transfert d’attachement, il risque de se soumettre à ces intellectualisations et s’éloigner de ce qui s’exprimait délicatement en lui (d’où la responsabilité du praticien). Dans ce cas la thérapie, non seulement ne serait pas efficiente, mais en plus pourrait devenir néfaste, tout en s’éternisant inutilement.

L’enjeu du praticien est de rester pragmatique, tout en étant ouvert à ces éventualités. Son expérience doit lui permettre une mise en mots de ce qui est éprouvé par son patient… une mise en mots qui tient compte de l’expérientiel.

Par exemple un patient qui, en thérapie éprouve une vastitude, fait l’expérience de mettre au monde ce qu’il pourrait appeler « le Tout », « la Source ». Il sent « ce Tout » naissant à travers lui, autant dedans que autour. Il éprouve un concernement avec l’humanité… Il doit ici être entendu par un praticien en mesure de recevoir son propos, et même d’être accompagné dans un tel énoncé, où les mots lui manquent. Nous savons parfaitement que les mots ne peuvent que donner une esquisse de cette expérience, mais cette esquisse doit être suffisante pour en rendre compte, pour que le patient se sente entendu, pour qu’il se sente exister dans une rencontre où désormais il n’est plus seul avec cela. Il ne s’agit aucunement pour le praticien de « laisser dire patiemment une ineptie » si ça peut soulager son patient, mais de pleinement faire l’expérience avec celui-ci d’un Réel qui contient la réalité et non d’un réel qui serait perçu comme purement fantasmatique. C’est cette capacité de proximité avec le Réel qui fait du praticien un professionnel expérimenté et efficient.

Bien que le praticien n’ait sans doute jamais fait de telles expériences, au moment où son patient s’y trouve, il touche un « chez-nous d’humanité » qui lui permet de déjà connaître (co-naître, être avec) ce qu’il ne sait pas encore. De ce fait, la dédicace de Donald Wood Winnicott dans son livre « Jeu et réalité » prend tout son sens : « Merci à ces patients qui ont payé pour m’instruire ».

Le praticien se retrouve en mesure de nommer (sous le contrôle de son patient, car c’est un partenariat) l’indicible, d’énoncer le non pensable, d’évoquer une expérience où le temps et l’espace sont de nature inhabituelle, voire absents… des expériences qui semblent proches de ce qui est rapporté par les personnes en EMI (expérience de mort imminente), NDE (near death expérience) ou EMP « expérience de mort provisoire). Il se retrouve à énoncer quelque chose qui peine à trouver sa place dans les mots, et même dans les pensées, pareillement à Lao Tseu qui, dans son Tao Te King, tente d’énoncer le Tao « dont la vertu accomplit tout » :

« Grand carré sans angles, grand vase inachevé, grande mélodie silencieuse, grande image sans contours : le TAO est caché et n'a pas de nom, cependant sa vertu soutient et accomplit tout » (Lao Tseu, 2000, 41)

Tout accrochage à des théories préfabriquées peut mettre le praticien en cécité d’inattention et lui faire manquer ce que son patient traverse d’inestimable, dont il a absolument besoin qu’un praticien sache rendre compte, non pas avec une théorie, mais avec un partage, une connivence. Le patient se trouve face à un « panorama » expérientiel et il a besoin de pouvoir le contempler avec celui qui l’accompagne, quand bien même celui-ci le découvre en même temps que lui. Le praticien est en même temps « distinct de son patient », en « non savoir par rapport aux pensées et aux ressentis de celui-ci », mais du fait de ce « chez nous d’humanité », il contemple avec lui quelque chose qui le concerne au-delà de son histoire.

Quel est ce « chez nous d’humanité » qui fait qu’à la fois nous sommes en « non savoir » et pourtant que nous « connaissons », que nous sommes « avec l’autre » mais sans aucune intrusion, parfaitement distincts mais profondément en concernement, que chacun est tout à fait lui-même, mais intimement en résonnance avec l’autre (hors de toute situation de transfert ou de contretransfert), qu’il y a comme une expérience de « toucher une sorte d’indicible, plus réel que la réalité », à la fois tangible mais impalpable ? Peut être Carl Rogers nous donne un début de réponse :

« Ce qui est le plus personnel est aussi ce qu’il y a de plus général. » (2005, p.22)

Stanislav Grof également, en développant l’idée de transpersonnel, ouvre la voie vers le partenariat dans cette expérience de l’indicible, vers le symptôme comme opportunité, vers les expériences hors du commun qu’il est nécessaire de ne plus considérer comme des pathologies :

« Le thérapeute et le client doivent avoir une plus grande confiance en la sagesse de l’organisme du patient qu’en leur propre jugement intellectuel. L’expérience sera d’une nature curative s’ils supportent la découverte naturelle du processus et s’ils coopèrent intelligemment avec lui […]. » (Grof- 1996, p.397)

« L’apparition de symptômes ne représente donc pas seulement un problème, mais également une opportunité thérapeutique ; cette découverte constitue la base de la plupart des thérapies expérientielles » (Grof, 2010, p.87) .

« Selon ce point de vue, toute tentative pour dissimuler ou soulager des symptômes devrait être considérée non seulement comme une fuite devant le problème, mais encore comme une interférence avec les tendances spontanées à la résolution de l’organisme » (Grof, 1996, p.389)

 « On constate avec ironie – et c’est là l’un des paradoxes de la science moderne – que les expériences transpersonnelles, qui jusqu’à très récemment étaient qualifiées de psychotiques, possèdent un potentiel curatif supérieur à ce que la psychiatrie allopathe contemporaine offre » (Grof, 1996, p.383).

Le praticien et le patient s’y trouvent donc en proximité expérientielle, en partenariat pour ne pas dire en connivence, face à un « chez-nous d’humanité » qui se révèle grâce à des symptômes qui ne témoignent plus ici de pathologies, mais de la vie en chemin vers elle-même.

Tout se passe comme si « la Vie » (peut-être « le Réel ») cherchait à s’exprimer à travers le patient. Le praticien est celui qui a l’honneur de recevoir cette expression de Vie (de la source, de la conscience… quel mot juste utiliser ?). Il est aussi celui à qui il est demandé implicitement d’en avoir une mise en mots pertinente. Le patient l’énonce en langue approximative (langage « basse définition » ou « langage flou ») et, comme un interprète qui sait passer d’une langue à une autre avec justesse et subtilité, le praticien énonce cette expérience en langue ontique (langage « haute définition »). La « langue ontique » est celle qui énonce avec précision l’expérientiel. Ainsi par exemple le patient dira « J’ai souffert de voir des gens que tout le monde adule, mais qui ne respectent personne, alors que d’autres plus profonds et plus justes sont ignorés ». Le praticien reformulera éventuellement, tel cet interprète passant d’une langue à l’autre (ici de la langue floue approximative à la langue ontique haute définition) : « Vous souffrez que des gens brillants soient sur le devant de la scène, alors que des gens lumineux sont ignorés » (« brillant » renvoyant à l’ego, au moi ; et « lumineux » à l’Être, à l’existentiel, au Soi). Il y a ainsi des mots plus précis que d’autres, non par culture intellectuelle, mais parce qu’ils sont en résonnance avec quelque chose de plus profond et de plus précis (souvent du fait de leur étymologie, témoignant des pensées de l’humanité qui leur ont donné naissance). Si ici le praticien reformulait « C’est difficile pour vous de voir des gens adulés pendant que d’autres sont ignorés », même si c’est juste, cela reste imprécis et ne reflète pas la profondeur qui était exprimée par le patient. Il s’y trouve même une perte de précision où l’on ne voit plus la profondeur des Êtres ignorés. Avec une telle reformulation ne faisant que refléter l’imprécision de la « langue floue », le patient se sent faire du « sur place », n’est pas emmené dans le flux de pertinence de la vie qui s’exprimait à travers lui. Son énoncé et sa perception ne basculent pas en « haute définition ». Une vraie reformulation est un travail d’interprète qui sait traduire un propos énoncé en « langue floue approximative » afin de le restituer en « langue ontique haute définition ». L’interprète ontique, passant ici de la « langue floue » à la « langue HD », ne fait cependant aucune interprétation au sens habituel du terme où les praticiens s’appuieraient sur des symboliques préétablies. De telles interprétations s’appuyant sur ces symboliques préétablies éloigneraient le patient de lui-même, ne feraient que perdre en précision tout en prétendant le contraire. L’interprète ontique n’a que faire de ces symboliques ! Il passe simplement de la « langue floue » à la « langue HD » afin de rendre intelligible pour la conscience du patient ce que celui-ci vient d’énoncer en approximation.

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5    Quand le Réel flirte avec la réalité

5.1 Le transpersonnel dans l’ordinaire

En situation de thérapie plus conventionnelle, cette dimension ontique et même expérientielle, est toujours présente également. Le symptôme y est l’expression d’un Être qui a été clivé du Soi, qui comme avec un drapeau ou une banderole, nous appelle pour qu’on aille vers lui avec cœur. Ce qui a été clivé l’a été par la pulsion de survie, car porteur d’une charge émotionnelle inintégrable sur l’instant. Le symptôme invite ensuite à aller vers sa réhabilitation et son intégration. Il ne s’agit pas d’une démarche émotionnelle, ni intellectuelle ou biographique, mais d’une démarche expérientielle et ontique.

En revenant vers cet Être clivé, il ne s’agit aucunement de refaire aujourd’hui l’expérience de cette charge émotionnelle antérieure, ni de la commenter. Sándor Ferenczi (psychanalyste de l’époque Freudienne) ne l’aurait pas démenti, lui qui avait remarqué que c’est inutile, et même dangereux de produire une nouvelle recrudescence par une reviviscence :

« Une partie de l’être reste en éveil tandis que l’autre, la partie sensible, disparaît littéralement sous le choc […] il est devenu deux, […] » (Nathalie Zajde (2012, p.180,181). « A quoi bon réveiller les vécus douloureux si c’est pour leur conférer une nouvelle recrudescence » (ibid, p.182,183).

Il ne s’agit donc pas de produire une reviviscence émotionnelle, mais de distinguer entre celui que nous avons été et ce qui s’est passé, et uniquement de « contacter » celui que nous avons été. Cela permet de lui accorder de la reconnaissance (avec la réjouissance de la retrouvaille), puis de valider ce qu’il a éprouvé, en termes de nature du ressenti, puis de sa dimension. C’est généralement suffisant. Là se trouve le phénomène qui produira qu’il n’y aura plus le symptôme, que cet « Être de Soi » pose le drapeau ou la banderole, n’aura plus besoin de se manifester pour être identifié, qu’il a retrouvé le Soi (il est enfin chez-lui), et restauré l’intégrité de celui-ci (qui est enfin complet).

S’il y a un clivage dans la psyché, puis un symptôme, ce n’est pas pour éliminer celui qui porte cette charge, mais pour lui accorder de la reconnaissance, puis pour valider ce qu’il a éprouvé.

Techniquement la description en est assez simple, mais c’est expérientiellement plus subtile : le praticien œuvre en connivence avec cet Être de Soi qui porte le « drapeau » ou la « banderole » (symptôme). Le praticien est déjà « en sa présence », et tous deux, en connivence, sont tournés vers celui qu’est le patient aujourd’hui... qu’ils invitent à les rejoindre, là où ils se trouvent.

Avant même d’avoir identifié cet Être de Soi, par principe, le praticien est déjà en proximité et en connivence avec celui-ci (qui appelle la conscience grâce au symptôme). En s’y trouvant déjà, il témoigne au patient que c’est un endroit fréquentable. La réjouissance qu’il y éprouve témoigne que c’est un endroit qui peut être ressource. Abraham Maslow avait bien noté ce nécessaire élan du praticien.

« Si nos besoins intrinsèques deviennent dignes d’admiration au lieu de nous paraître détestables, nous désirerons certainement les libérer pour leur permettre de s’exprimer pleinement au lieu de les enfermer dans un carcan » (2008. p.120)

Même quand la situation est une situation biographique ordinaire où s’est néanmoins produit un tourment (par exemple celui qu’était le patient lors d’un résultat d’examen raté), l’approche en est tout de même ontique et expérientielle. Au niveau de la posture et de l’emplacement subjectif du praticien*, les enjeux restent tournés vers les Êtres plus que vers les faits, vers la reconnaissance et la validation plus que vers l’éradication, vers les justesses plus que vers les erreurs ou les dysfonctionnements.

*Voir la publication « L’emplacement subjectif du praticien » de septembre 20016

Nous y retrouvons donc la dimension expérientielle dans la démarche du praticien. Celui-ci y « navigue » dans le Réel (indicible et non pensable selon Lacan). Finalement l’intellect, en partenaire avec le cœur, parvient à en rendre compte. Grâce à des mots, qui ne sont pourtant que des « esquisses de cet indicible et non pensable Réel ». Il en rend compte avec suffisamment de précisions pour que cela entre en résonance avec la Vie et la conscience du patient. Cela peut ainsi se déployer au cœur de la psyché. Le romancier, penseur et essayiste Khaled Roumo nous propose une telle tentative poétique de mise en mots, à travers la vie humaine et l’enfance dans son roman « L’enfant voyageur ». L’indicible, toujours présent dans la réalité ordinaire, à chaque instant de la vie… mais dont nous ne savons pas rendre compte :

« Que la faille, déchirure intime, est là, bien présente, sans âge ni contours ;
Qu’elle durera tant que durera le monde ;
Que sans elle il n’y aurait plus de monde ; […]
Que ce n’est pas la peine de la guérir quand elle fait, à elle seule, tout l’univers ;
Que personne ne doit s’interposer entre cette épreuve et son habitat naturel, le cœur humain ;
Que tout en sachant la vanité des tentatives visant à en réchapper, nul n’est autorisé à dissuader les forçats de la faille de trouver un moyen d’évasion, fût-il chimérique, car leur improbable salut dépend de leur inutile et inépuisable inventivité » […]
Que la faille en soi est un chemin vers soi. »
(Roumo, 20016, p.10-11)

(j’ai déjà cité ce passage dans ma précédente publication de janvier 2018 sur le déni, mais il a tellement sa place ici que je ne pouvais que le mentionner à nouveau.)

Quand la psychothérapie s’appuie trop sur les faits à objectiver ou sur des interprétations à travers des « clichés symboliques » (pour ne pas dire dogmatiques) elle ne fait que mettre en œuvre l’intellect détaché du cœur, elle ne rend pas compte des efforts pertinents de la psyché, qui œuvre pour retrouver son intégrité ou accomplir son déploiement, pour manifester la Vie... au-delà des théories.

5.2 La psychose, un certain témoin du Réel

L’état psychotique semble bien plus grave que l’état névrotique. Selon la définition habituelle, le psychotique a plus ou moins perdu contact avec la réalité et n’est pas conscient de son état, alors que le névrosé, lui, reste en contact avec cette réalité dans laquelle se trouvent néanmoins des conflits. Le psychotique est alors énoncé comme souffrant d’un clivage du moi (du fait de ses hallucinations, de « moi multiple »), et le névrosé d’une narcissisation déficiente (un moi non accompli, dont les stades du développement sont mal réalisés, envahi de conflits).

Or, dans les deux cas, il s’agit plutôt d’enjeux du Soi : le psychotique a trop peu de ce Moi pour le « contenir » (et non un clivage du moi), il a plutôt un « trop de Soi » qui s’étend à la vastitude du monde (déploiement) ; le névrosé lui a des clivages du Soi auxquels ses symptômes l’invitent à remédier (remédiation). De ce fait, le paranoïaque habituellement classé dans les psychotiques, pourrait plutôt se trouver dans les névrosés (ses peurs obsessionnelles de l’autre reflètent un clivage du Soi en attente de remédiation).

Avec ce « trop de Soi », le psychotique s’étend à la vastitude du monde, à une conscience plus ou moins « non locale », et fait l’expérience de quelque chose qui est hors du commun, pour lequel il n’a pas de mots… mais pire que cela, pour lequel son propre intellect n’a pas de représentation. Il ne peut pas le dire, mais ne peut même pas le penser. Il se trouve seul avec cet « indicible non pensable » et s’il ne rencontre pas un praticien en mesure de représenter son expérience en langue ontique, sa souffrance peut être extrême*.

*Lire à ce sujet sur ce site la publication « Mieux comprendre la psychose » d’octobre 2012

Finalement le psychotique est un Être plongé (ou même déployé) dans le Réel et peut mieux que quiconque rendre compte de la dimension de celui-ci. Certes il prend bien la mesure que la réalité ne sait pas rendre compte du Réel ! Mais il ne peut l’évoquer facilement et chacune de ses tentatives sont interprétées au mieux comme des propos erronés, au pire comme des hallucinations. Cela engendre beaucoup de désespérance chez ces patients, et beaucoup de pénibilité chez les praticiens ou soignants qui tentent avec cœur de les ramener à la réalité (par la psychothérapie ou par la chimie) afin qu’ils sortent de cette vastitude et « reviennent à quelque chose de raisonnable », c’est-à-dire appréhendable par la raison du praticien. Œuvrant alors comme des « réducteurs de conscience » les praticiens ou soignants ne se sentent pas à l’aise, car leur projet est vraiment d’améliorer leurs patients… mais le miracle ne s’accomplit pas vraiment et leur travail y perd de la saveur, et génère progressivement de l’usure professionnelle.

5.3 Le piège de la quête d’extraordinaire

Cette dimension du Réel, cette vastitude du Soi, ces références à ce qu’on va appeler de façon plus ou moins heureuse « la Conscience », « le Tout », « la Source », « la Noosphère », ou plus modestement « la Vie » (mais ces mots ne sont aucunement équivalents)… tout cela peut produire deux types de réactions indésirables :

-soit engendrer une répulsion car l’intellect, fidèle représentant de la réalité, se défend face à ce qu’il ne se représente pas ou ne s’explique pas rationnellement (il a besoin de calculs, de ratios, de démonstrations et de vérités) ;

-soit engendrer une fascination face à une sorte de « merveilleux » séduisant, qui n’est qu’une version intellectuelle d’un monde de fées, de pensées magiques, de symboles rassurants, conduisant à une sorte de « para-réalité »… qui ne rend aucunement compte du Réel dont il est question ici. Alors croyant se rapprocher de ce Réel, on ne fait alors que s’en éloigner dans une imagerie intellectuelle fantasmatique.

Bien évidemment ces deux postures sont dommageables, tant pour le patient que pour le praticien. Dans aucune des deux le patient ne se sent reconnu dans les enjeux subtils qui sont à l’œuvre en lui. Il a beau ne pas en être conscient, il sait reconnaître la justesse ou l’injustesse de ce qu’on lui propose. Si, hélas, il idéalise son praticien au point d’accorder un crédit excessif à ses propos, il se retrouve en danger d’assujestissement ! Le praticien, quant à lui, se démène ici soit dans des méandres intellectuels qu’il peine à démêler, soit dans un merveilleux qui l’emmène dans un rêve inopérant.

5.4 Une incontournable ouverture au Réel

Ni rêve ni rationalisation, tant pour le patient que pour le praticien, mais sensibilité à ce Réel qui s’exprime à travers des symptômes. Il peut arriver alors que des vérités établies soient remises en cause à cette occasion. Une indispensable souplesse, accompagnée de rigueur, devient nécessaire pour rendre compte de ce Réel. S’appuyant sur des illustrations puisées dans la réalité, le praticien met en œuvre des mises en mots qui ne sont souvent que des esquisses, des métaphores, pour rendre compte aussi fidèlement que possible de cette émergence.

Le praticien est alors amené à accepter de se faire enseigner par son patient. Le Dr Henri Grivois, psychiatre qui a consacré sa carrière aux psychotiques, en rend compte dans ses ouvrages de façon très touchante :

« Ainsi au début, mes patients ne savaient guère plus que moi où je voulais en venir » (ibid. p.112). « En même temps, face à eux, on a le trac, ils ont quelque chose d’enfantin et de solennel.  Leur maturité métaphysique paraît immatérielle. On se laisse captiver par le sentiment étrange d’être devant un chef-d’œuvre achevé, mais en danger. Parfois ils nous sont si proches que, craignant d’être berné ou séduit, on recule comme pour les préserver de nous » (ibid. p.109). « Devant eux je reste comme la première fois, aussi stupéfait, aussi émerveillé sinon ébloui. » (1995, p.23).

Le temps de carrière du praticien va l’ouvrir de plus en plus à ce Réel, rendre ses prestations de plus en plus proches de ces pertinences qui s’expriment chez ses patients. Cet accompagnement des patients, outre qu’il permet à ceux-ci un mieux-être rapide et tangible, permet au praticien d’accomplir son propre déploiement, ses propres remédiations, car lui aussi est en chemin vers ses propres justesses, vers ce Réel qui est en lui, autant que autour de lui, vers cet endroit de la psyché dont la réalité ne sait pas bien rendre compte, que l’intellect sait mal se représenter, que les vérités ne décrivent que partiellement, ou même parfois faussement quand elles sont érigées en dogmes.

Ces quelques pages interrogeant les notions de Réel, de réalité et de vérité n’ont aucunement eu pour but de « dire une vérité » à ce sujet, mais de nourrir une recherche, une réflexion sensible, au moins de sortir de nos rigidités ou de nos croyances, que celles-ci tiennent au merveilleux ou au scientifique. Peut-être de nous approcher avec modestie de « Ce qui est », en restant libres de « ce que nous croyons », autant que des « vérités » dont l’une des caractéristiques est d’être éphémères. Une invitation à être des chercheurs à la fois libres et par avance émerveillés, et je citerai avec bonheur et gratitude Abraham Maslow :

« Nous nous heurtons à une nouvelle frontière où je pense ne pouvoir que jouer les chercheurs, les cliniciens ou les psychologues, et lancer tout ce que je sais et tout ce que j’ai à offrir, dans l’espoir que quelqu’un l’attrape et en fasse quelque chose » (2006, p.104).

Comme si, ici, il évoquait ce fameux « Réel »

« Il s’agit d’une chose que non seulement nous ne connaissons pas, mais que nous avons peur de connaître » (2006, p104).

Avec le Réel nous sommes dans une psychologie du Soi : profondément humaniste telle que nous la proposent Carl Gustav Jung (psychanalyse),  Carl Rogers (psychothérapie) ou Frans Veldman (haptonomie) ; subtilement expérientielle comme nous y amènent Abarham Maslow ou Stanislav Grof ; magnifiquement poétique comme nous l’offre Khaled Roumo ; indicible et non pensable mais pas inaccessible, ainsi que l’énonce Lao Tseu… nous y sommes aussi dans une psychologie de la pertinence et de la réjouissance* ainsi que je le propose humblement à leur suite et sans doute grâce à eux.  

*Psychologie de la pertinence  mai 2015, Réjouissance thérapeutiques de février 2017

 

Thierry TOURNEBISE

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Bibliographie

Descartes, René
-
Descartes, Œuvres Lettres - « Bibliothèque de la Pléiade » Gallimard – Lonrai, 1999 

Dubois, Jaques – Chaline, Jean
-Le monde des fractales – éditions Ellipse, 2006

Byron, Katie
-J’ai besoin que tu m’aimes : est-ce vrai ? – Guy Trédaniel 2006

Demazeux, Steeve
-Qu’est-ce que le DSM ?
Genèse et transformation de la bible américaine de la psychiatrie
– ITHAQUE, 2013

Grivois, Henri
-Le fou et le mouvement du monde – Grasset 1995

Grof, Stanislav
-Nouvelles perspectives en psychiatrie, psychologie, psychothérapie – Editions Alphée, 2010

Haramein, Nassim
-L’Univers décodé, ou la théorie de l’unification – Ed. Louise Courteau 2012

Jourdan, Jean-Pierre
-Deadline,  dernière limite – Pocket Les 3 Orangers 2006

Jung, Carl Gustav
-
Ma vie, souvenirs rêves et pensées- Gallimard Folio, 1973

Maslow Abraham
-Etre humain - Eyrolles, 2006
-Devenir le meilleur de soi-même – Eyrolles, 2008

Lao Tseu
-Tao Te King – Editions Devri, 2000

Lacan, Jacques
-Ecrits I – Essais Points 1999

Leibniz, Gottefreid Wilhelm
 -Principes de la nature et de la grâce – GF Flammarion, 1996

Maisondieu, Jean
-Le crépuscule de la raison – La maladie d’Alzheimer en question – Bayard 2001

Rogers, Carl Ransom  
-Relation d’aide et psychothérapie  – ESF, Paris 1996
-Le développement de la personne – Interédition Dunod 2005

Rosenhan, David R.
Voir Demazeux ou Watslawikck
http://fr.wikipedia.org/wiki/Exp%C3%A9rience_de_Rosenhan 
http://www.academia.edu/1860451/On_Being_Sane_in_an_Insane_Place--the_Laboratory_of_Plautus_Epidamnus_preprint_revised_
 

Roumo, Khaled
-L’enfant voyageur Editions Erick Bonnier, 2016

Rovelli, Carlo
-L’ordre du temps – Flammarion, 2018

Teilhard de Chardin, Pierre
-Le phénomène Humain- Edition du Seuil, 1955

Trinh Xuan Thuan
-Mélodie secrète - Gallimard folio essais 1991
-Le monde s’est-il créé tout seul ? -
 Albin Michel 2008

Watzlawick, Paul
-La réalité de la réalité - Edition du Seuil, 1978
-L’invention de la réalité – Le Seuil, 1988

Zajde Nathalie- Nathan, Tobie
-Psychothérapie démocratique – Odile jacob 2012

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Abraham Maslow
octobre 2008
L’estime de Soi ou l’inestimable de Soi
avril 2014

 Liens externes

Abbott, Edwin
-
Flatland   Flatland  -Edition du groupe « Ebook libres et gratuits » -1884
disponible en pdf  à
http://www.ebooksgratuits.com  
http://www.ebooksgratuits.com/pdf/abbot_flatland.pdf  

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