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Être libres du sectarisme
…penser par soi-même, mais avec les autres

janvier 2015    -    © copyright Thierry TOURNEBISE

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Penser par soi-même, mais avec les autres. Être libres du sectarisme et cependant oser pourtant sa propre différence. Se regrouper entre personnes de pensées analogues afin d’étoffer sa conscience de la vie, ses réflexions, ses recherches intimes… et cependant ne pas sombrer dans une fermeture de clan ou sur soi-même, ne pas éteindre sa curiosité de l’existence riche de ses infinies nuances.

Cette publication ne propose certainement pas de réponse définitive, mais tente d’élargir cette problématique avec le plus d’humanité et de souplesse possible, rendant hommage à tous les Êtres qui au cours de notre histoire, autant que dans le monde contemporain, ont œuvré en ce sens avec générosité, humilité, ouverture et respect. Parmi eux, particulièrement, l’historien Theodor Zeldin, le psychologue Abraham Maslow, le philosophe John Stuart Mill, le scientifique René Descartes, dont les réflexions souples et généreuses sur l’humanité et sur la liberté nous sont particulièrement précieuses.

 

Sommaire

1 La pensée et les dérives
 –Le commun et l’individuel –Définition et origine de « sectarisme » - Le danger de convaincre

2 Oser la différence
-L’originalité et l’égoïsme –L’idiot et le bon sens – Devenir ce que l’on a à être

 

3 Respecter la différence
John Stuart Mill – Penseurs de tous les temps – Le savoir et la
connaissance –La tolérance n’est pas le respect – Ce que nous avons en commun –Réactions face à la différence – Différences et dérives sectaires – Déploiements intriqués

4 Une richesse partagée
-La différence du semblable –Dogme : quand le protecteur se fait geôlier – Le partage : le « dire » salutaire – La mouvance et la respiration – L’unanimité – Le plus intime et le plus commun

Bibliographie  

Bibliographie du site

1   La pensée et les dérives

1.1 Le commun et l’individuel

Être libres du sectarisme et savoir penser avec les autres est essentiel… mais aussi de savoir penser selon soi-même, car « penser comme tout le monde » n’est pas salutaire non plus ! « Penser avec les autres » ne signifie pas « penser comme tout le monde ». Se croire détenteur d’une vérité qui serait unique est dangereux, tout autant que d’adhérer aveuglément à la pensée générale.

Être avec les autres (ouverts) tout en restant distincts (libres) et en contact (communicants) semble répondre à cette équation à la fois sociale et individuelle, tout en précisant néanmoins qu’il existe une systémie incontournable entre les individus :

« Ce n’est pas la créativité mais la sensibilité qui vous fait reconnaître en autrui une idée susceptible de s’associer à l’une des vôtres pour engendrer une nouvelle possibilité » (Zeldin, 2014, p.68).

Quand cette équation n’est pas satisfaite, « ne pas penser comme tout le monde » peut comporter des dérives, telles que de se mettre à penser selon un sous-groupe… mais toujours pas selon soi-même. Certains sous groupes profitant de cette occasion risquent alors d’avoir pour projet d’imposer leur pensée à leurs adhérents et ainsi de ruiner (volontairement ou non) leur individualité. C’est là la récupération manipulatrice de deux besoins : celui de « se distinguer » (le petit groupe n’est pas la masse) et celui « d’appartenir » à une communauté (on n’est néanmoins pas seul).

Si les dérives les plus graves sont évidentes, d’autres sont plus sournoises, socialement ordinaires, et ne doivent pas être ignorées. Theodor Zeldin (historien  humaniste, né en 1933) va jusqu’à mettre en exergue de désolants et discrets renoncements à soi-même :

« […] une carte de visite qui n’est qu’une publicité affichant votre statut et prouvant que vous êtes la propriété d’une organisation qui mérite plus de respects que vous » (Zeldin, 2014, p.48)

Les notions de secte et de sectarisme ont fait couler beaucoup d’encre ces dernières décennies. Cependant le mot reste à la fois confus et sulfureux à cause de la fluctuation de ses significations venant brouiller notre bon sens.

Avant de développer le thème « être libres du sectarisme », il est donc prudent de commencer par considérer  les mots dans leur histoire. Cela nous permettra de mieux aborder les dangers qu’il conviendra d’identifier plus clairement.

1.2 Définition et origine de sectarisme

Les mots « secte » ou « sectarisme » ont des étymologies intéressantes :

Secte vient initialement du latin secta : (vers 1316) « manière de vivre », « ligne de conduite publique », « école philosophique » puis « religieuse ». Le mot vient de sequi : « suivre » au propre et au figuré (il a donné « second », « séquence »). De ce fait, le mot secte désigne là simplement des personnes qui suivent une école de pensée.

Sous l’Influence du latin sectio (action de couper), le mot secte désigne vers 1525 un groupe  constitué à l’écart d’une église. Nous trouvons là une notion de dissidence.

Fluctuations :

Vers 1530 le mot reprend le sens latin de « groupe de personnes qui professent la même doctrine ». Nous avons alors un retour à la première étymologie.

Aujourd’hui, sous l’influence de l’anglais sect, il désigne des organisations fermées exerçant une influence psychologique forte sur ses adeptes. Nous retrouvons finalement l’idée de dissidence.

Au XIX siècle, le mot « sectaire » désigne une personne qui fait preuve d’intolérance et d’étroitesse d’esprit en politique, religion ou en philosophie. C’est en ce sens que le mot « sectarisme » est apparu. Bien au-delà de la notion de secte, l’idée de sectarisme montre désormais l’idée de pensée bornée (prise entre des limites étroites) rejetant celle des autres.

Vous trouverez les définitions précises et complètes  dans le dictionnaire historique de la langue française Robert.

1.3 Le danger de convaincre

Chercher à convaincre son interlocuteur revient à « tenter de bâtir la secte des deux qui pensent comme soi ». J’ai déjà pointé cet écueil dans mes publications « Le danger de convaincre » (juin 2002) et «  Éloge de la différence » (août 2008).

La situation est ambiguë quand quelques soi-disant experts en communication nous recommandent  « soyez convaincants ! ». Ne doutons pas qu’il convienne de savoir partager une information en la rendant recevable  par son interlocuteur… mais l’action de « convaincre »  n’atteint pas un tel but, car elle ne fait qu’assujettir l’interlocuteur dans une soumission qui l’éloigne de ses propres ressources, qui le rend inexistant. Celui qui a su convaincre est seulement entendu par quelqu’un qui n’existe plus. De plus, celui qui a su convaincre s’est privé de connaître une nuance inattendue que l’autre aurait pu lui révéler.

Sensible à la richesse des différences, parcourant le monde à la rencontre des Êtres qui le peuplent, Théodor Zeldin tente de nous sensibiliser à cette liberté de découvrir les justesses de chacun, les astuces et les options pertinentes adoptées, les errances engendrées par le non respect d’autrui. Ce parcours du monde qu’il nous propose concerne autant le monde contemporain (spatialement planétaire) que celui qui nous a précédé (temporellement historique), peuplés de tous ces Êtres sans lesquels nous ne serions pas qui nous sommes. Le concernement ou la systémie ne nous permettent pas d’imaginer notre existence sans eux.

La « réalité » peut être envisagée de différents points de vue, dont chacun offre un angle de vision révélateur, susceptible d’enrichir notre propre compréhension :

« […] encourager un échange mutuel entre des individus qui occupent différents fragments de la réalité et possèdent des sensibilités différentes » (Zeldin, 2014, p.66).

« Je juxtapose des hommes et des idées appartenant à des siècles différents et provenant d’autres origines pour trouver des réponses nouvelles à des questions qui déconcertent les habitants actuels de la terre » (Zeldin, 2014, p.160).

Cependant, réaliser une telle chose nécessite souplesse, ouverture, sensibilité aux subtilités du langage, et surtout « être dans un état communicant ». C'est-à-dire toujours prioriser les Êtres par rapport aux informations et être  sensible à la possible pertinence d’autrui, quand bien même il pense le contraire de soi… sans pour autant renoncer à sa propre pertinence.  C’est aussi l’art de trouver un langage recevable par l’interlocuteur en fonction de ses appuis.

 « Pour être compris, il faut être capable d’exposer des idées qui éclairent les préoccupations d’autrui et entrent en résonnance avec les pensées de ceux dont on ne partage pas les positions » (Zeldin, 2014, p.118).

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2   Oser la différence

2.1 L’originalité et l’égoïsme

Le besoin d’appartenance, nous l’avons vu, peut nous conduire à penser comme tout le monde. Le besoin d’estime, lui, peut nous conduire à vouloir penser mieux que tout le monde avec une pensée distincte valorisante, mais qui n’est pas nous pour autant (son but est juste de briller). Finalement, ni l’une ni l’autre ne satisfont le besoin de reconnaissance.

Il y aurait plus de justesse à oser être vraiment qui l’on est et d’offrir ainsi au monde la présence de quelqu’un qui, par sa singularité et sa capacité de bonheur, contribue au fonctionnement social de son environnement. Mais cela n’est pas si simple,  demande astuces et habiletés, car oser sa différence n’est que rarement encouragé. L’humain enfant peine souvent à devenir qui il est vraiment en grandissant, l’éducation contenant souvent à l’excès son déploiement. L’humain étudiant peut aussi se retrouver bridé, contraint à « penser comme l’enseignant » lors de son mémoire ou de sa thèse afin d’être correctement noté. L’humain professionnel n’est le plus souvent pas non plus invité aux initiatives.

Il est vrai qu’une initiative, pour être juste, doit comporter une intention bénéfique  envers les autres. Le critère d’originalité ne suffit pas et encore moins une simple manifestation de son ego. Cependant, Adam Smith (philosophe et économiste anglais, 1723-1790), souligne que l’égoïsme de l’un qui cherche à satisfaire son intérêt personnel, va involontairement satisfaire les besoins de l’autre pour arriver à ses fins.

 « Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société, que s’il avait réellement pour but d’y travailler. » (Smith, 1976, p255-256)

Il explique que le boucher, le marchand de bière ou le boulanger  sont plus satisfaisants par le soin qu’ils apportent à leurs propres intérêts que par leur bienveillance… que les clients trouvent alors leur besoin satisfait en dépit des motivations égoïstes du commerçant. Cette considération est très intéressante et réaliste quant à la marche du monde qui s’autorégule selon Smith par une sorte de « main invisible ». Mais cela ne peut complètement nous satisfaire en termes de conscience, et d’efficacité globale (humaniste, économique, écologique) : les manipulations profiteuses et égoïstes peuvent comporter de graves dommages collatéraux. Cependant il serait illusoire de ne pas tenir compte du rôle d’un certain égoïsme qui, finalement, n’est pas que nuisible quand l’intérêt personnel sert l’intérêt général.

Égoïstes ou non, au niveau social, combien de passionnés ne pensant qu’à leur cause en dépit d’autrui ont néanmoins fait avancer le monde.

« Les grandes aventures de l’humanité ont été entreprises par quelques individus en désaccord avec presque tous les autres » (Zeldin, 2014, p.28).

Oser la singularité est si important au niveau de notre équilibre qu’Abraham Maslow considère même cela préférable à toutes sortes de soumissions apparemment plus convenables :

« Une personne qui se soumet volontiers aux forces de distorsions présentes dans  la culture (c'est-à-dire un sujet conforme aux normes établies) peut parfois se révéler moins saine qu’un délinquant, un criminel ou un individu névrosé prouvant par ses réactions qu’il possède suffisamment de courage pour défendre son intégrité psychique » (Maslow, 2008. p.111).

La psychologie positive (Martin-Krumm, 2011), quant à elle, a étudié que l’accroissement du bonheur d’une personne rejaillit sur son entourage de façon signifiant. Jacques Leconte, dans son ouvrage « Introduction à la psychologie positive » rend compte à ce sujet d’une étude signifiante :

« Dans une étude examinant le bonheur de cinq mille personnes sur une période de vingt ans, ces chercheurs ont montré que lorsqu’une personne devient plus heureuse, cette augmentation de bonheur se propage dans son réseau social et ce, jusqu’à trois degré de séparation. Ainsi lorsque le niveau de bonheur d’un individu augmente significativement, ses amis vivant dans un périmètre de 2 kilomètres ont 25% de chances de devenir eux-mêmes plus heureux. Les amis des amis ont quant à eux environ 10% de chances de devenir eux-mêmes plus heureux, et les amis des amis des amis 5,6%. » (Leconte, 2009, p. 24).

Naturellement, il ne s’agit pas ici de faire l’apologie de l’égoïsme, comportement dont les dérives peuvent être désastreuses, mais de souligner que la soumission entraînant la disparition de Soi ne vaut guère mieux pour l’humanité. Quant au bonheur énoncé ci-dessus, il considère la satisfaction des besoins d’autonomie, de compétence, de plaisir (hédonisme), de sens (eudémonisme), et de reconnaissance… et non pas la réalisation de satisfactions superficielles juste compensatrices.

2.2 L’idiot et le bon sens

Le terme « idiosyncrasie », outre qu’il définit en médecine une façon particulière de réagir aux agents extérieurs, définit aussi psychologiquement un tempérament personnel.

Le terme « idiot », avant le VIIe siècle où il prit le sens « d’intellectuellement déficient », signifiait juste « ignorant » ou « simple particulier » par rapport aux « érudits ». C’était celui qui n’a pas la pensée des lettrés. Faute d’érudition, il pensait par lui-même !

René Descartes (1596-1650) considérait même celui qu’on traite ainsi d’idiot  comme ayant plus de bon sens que l’érudit. Dans son ouvrage « Recherche de la vérité par la lumière naturelle », il met en scène un sage, un lettré et un candide pour démontrer à quel point celui qui ne sait pas est plus sensé que celui qui a des lettres :

Eudoxe (le sage) parlant d’Epistémon (le lettré) : « Celui qui est, comme lui, plein d’opinions et embarrassé de préjugés, se confie difficilement à la seule lumière naturelle car il a déjà pris l’habitude de céder à l’autorité plutôt que d’ouvrir les oreilles à la seule voix de la raison. » (Recherche de la vérité par la lumière naturelle 1999, p.898).

 Alors que chez Poliandre (le candide) : « …tout cela s’effectue sans logique, sans règles, sans formules d’argumentations, par la seule lumière de la raison et du bon sens, qui est moins exposé aux erreurs, quand il agit seul par lui-même que quand il s’efforce anxieusement d’observer mille règles diverses (ibid, p.896).

René Descartes est peu connu pour sa flamboyante défense de la singularité qui fait de lui un Être particulièrement sensible et ouvert (contrairement à l’idée commune à son sujet). Il prit l’habitude de penser par lui-même sans soumission :

« Mais après que j’eus employé quelques années à étudier ainsi dans le livre du monde,  et à tâcher d’acquérir quelque expérience, j’ai pris un jour résolution d’étudier aussi en moi-même… » (Le discours de la méthode, 2000, p.40).

« La science de mes voisins ne borne pas la mienne » (Recherche de la vérité par la lumière naturelle, 1999, p.882).

Selon lui il n’y a même quasiment aucune chance que la vérité se trouva dans la pensée commune :

« …la pluralité des voix n’est pas une preuve qui vaille rien pour les vérités un peu mal aisées à découvrir, à cause qu’il est souvent bien plus vraisemblable qu’un homme seul les ait rencontrées que tout un peuple » (Le discours de la méthode, 2000, p.41).

« Il ne servirait à rien de compter les voix pour suivre l’opinion qui a le plus de partisans : car, s’il s’agit d’une question difficile il est plus sage de croire que sur ce point la vérité n’a pu être découverte que par peu de gens et non par beaucoup. Quand bien même d’ailleurs tous seraient d’accord entre eux. » (Règles pour la direction de l’esprit Règle III, 1999, p.43).

Les différences de points de vue sont pour lui une richesse inestimable. Elles ne proviennent pas des erreurs des uns par rapport aux autres :

 « … la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies et ne considérons pas les mêmes choses » (Le discours de la méthode, 2000, p.29).

Quelle que soit son érudition, selon Descartes, le savant « ne pense pas » s’il se contente de reprendre la parole d’autrui :

« […] et nous ne serons jamais philosophe, si nous avons lu tous les raisonnements de Platon et d’Aristote, et qu’il nous est impossible de porter un jugement ferme sur une question donnée : en effet nous paraîtrons avoir appris non des sciences, mais de l’histoire » (Règles pour la direction de l'esprit, Règle III, 1999, p43).

Descartes, défenseur des ressources de chacun, est un « anti sectarisme » par excellence. Il promeut le bon sens dans sa simplicité, par opposition à la pensée alambiquée, impersonnelle et commune des « faux savants » qui se sont perdus dans la pensée de leurs maîtres ou précepteurs.

2.3 Devenir qui l’on a à être

Comment peut-on combattre les pensées sectaires si l’on interdit aux enfants leur propre pensée dans les cours, du primaire jusqu’à la faculté. Le modèle offert, ne montrant pas assez souvent l’ouverture d’esprit, risque de formater la conscience dans un conditionnement borné*.

*Des personnes comme par exemple Maria Montessori (médecin et pédagogue innovante) l’ont parfaitement compris en proposant une éducation où les Êtres peuvent être accompagnés pour se révéler selon leur nature.

Le paradoxe est que nous ne pouvons réaliser notre existence en l’absence de modèles, mais que nous ne le pouvons pas non plus en suivant simplement ces modèles. Un support extérieur est nécessaire pour bâtir sa propre originalité... mais ne doit pas nous enfermer.

Le fait de devenir qui l’on a à être est sans doute une des composantes du bonheur, mais au niveau de notre psyché il se trouve parfois aussi des clivages entre celui que nous sommes et celui que nous aurons à être. Tout se passe comme si celui que nous avons à être nous faisait un peu peur, nous intimidait, au point de rester figés dans un déploiement qui ne s’accomplit pas. Un encouragement extérieur peut alors nous être salutaire. Il arrive cependant que la source du blocage soit plus subtile qu’une simple hésitation mais provienne d’une crainte profonde venant nous atteindre dans notre besoin de racines, de sécurité ou d’appartenance. Il est parfois impossible d’oser ce qui nous éloignerait trop de nos paires, et encore plus ce qui nous ferait perdre père et mère comme socle de justesse : se déployer en leur donnant tort nous prive de racines et nous devons alors comprendre leurs raisons et les valider sans pour autant renoncer aux nôtres. C’est là la faillite de la révolution qui prétend donner du meilleur en balayant le passé. Le changement se doit d’inclure la « justesse passée » pour bâtir la « justesse présente ou à venir ».

La philosophe allemande Hannah Arendt (1906-1975) ne souhaitait pas un futur qui élimine le passé ni qui le conserve, mais qui le transcende. Le philosophe grec Sénèque  (4 av JC- 65) nous proposait que la présence du passé soit intégrée pour offrir un présent digne de ce nom :

« C’est le propre d’un grand homme, crois-moi, et qui s’élève au-dessus des erreurs humaines, que de ne rien laisser soustraire de son temps. Sa vie est très longue, parce que tout le temps qu’elle dure, elle est toute entière à sa disposition. » (VII-5 ; 2005 p.112).

Deux siècles plus tard, Plotin (205-270) reprend une idée analogue. Loin de l’idée d’uniformité, il propose une complétude grâce à ce qui est multiple  :

« Tout ce qui est multiplicité reste dans le besoin, aussi  longtemps que, de multiplicité qu’il était, il n’est pas devenu un. » (Plotin, 2003, traité 9, VI-9 [15] ; p.86).  

Devenir qui l’on a à être ne peut s’accomplir dans une amputation de nos racines, mais également le respect de ces racines ne peut s’accomplir privé de celui qu’on a à être. Si celui qu’on a à être n’existe pas… les racines ne sont que faussement honorées par un fantôme !

Abraham Maslow est sans doute un des psychologues qui a le mieux vu cet enjeu de l’accomplissement de Soi, au point d’identifier que la psychopathologie trouve sa source dans une carence à ce niveau fondamental :

« Un homme doit être ce qu’il peut être. Il doit être vrai avec sa propre nature […]  Cette tendance peut être formulée comme le désir de devenir de plus en plus ce que l’on est, de devenir tout ce qu’on est capable d’être » (2008,  p.66).

« J’ai découvert que le besoin d’accomplissement est beaucoup plus fort que je ne l’imaginais » (2006, p257).

Selon lui nous ne faisons que rejoindre une réalité intime :

 « Ce que l’on devrait être est pratiquement identique à ce que l’on est au plus profond de soi […] L’être et le devenir sont côte à côte concomitants. » (Maslow, 2006, p.134)

« Notre travail est donc, dans la perspective d’un suivi sérieux de ce modèle, d’aider ces adultes à devenir plus parfaitement ce qu’ils sont déjà, plus complets, plus accomplis, à mieux épanouir leur potentiel en devenir » (Maslow, 2006, p.74).

Pourtant les craintes nous assaillent à l’idée de telles potentialités, dont trop d’« éducateurs » nous ont éloignés, prônant plus l’élimination du mauvais en nous, que l’accomplissement du meilleur déjà présent :

 « Nous sommes terrorisés par nos potentialités les plus élevées (comme les plus basses). Nous avons généralement peur de devenir ce que nous entrevoyons à certains éclairs de perfection, dans les conditions les plus parfaites, celles du plus grand courage. Les capacités quasi divines que nous voyons en nous lors de ces instants paroxystiques nous font frissonner autant qu’elles nous rejouissent. » (ibid., 58).

La thérapie que propose Maslow va en ce sens de l’accomplissement de l’être spécifique que l’on est, et non dans une quelconque corrections ou élimination de faussetés qui nous encombreraient.

 « Nous espérons, bien sûr, que le conseiller sera celui qui pourra favoriser l’accomplissement des individus plutôt que celui qui aidera à guérir une maladie » (2006, p.72, 73).

 John Stuart Mill (philosophe anglais,  1806-1873) a subi une éducation stricte et culturelle imposée par un père exigent, loin des enfants de son âge. Il connaît l’alphabet grec à 3 ans, a lu de nombreux ouvrages d’auteurs grecs à 8 ans et commence le latin… Jeune homme il constate qu’il n’est qu’une « machine à savoir » et préférerait alors quitter la vie que rester ainsi sans humanité. La richesse de sa réflexion,  quand heureusement il « rejoints l’humanité », le conduit à écrire à propos de la richesse de l’individu, de l’originalité, de la liberté :

« La nature humaine n’est pas une machine qui se construit d’après un modèle et qui se programme pour faire exactement le travail qu’on lui prescrit, c’est un arbre qui doit croître et se développer de tous côtés, selon la tendance des forces intérieures qui en font un être vivant » (Stuart Mill, 1990, p.151).

Cette humanité enfin trouvée dans son déploiement adulte est particulièrement signifiée dans la longue dédicace qu’il fait dans son ouvrage « De la liberté » à son épouse décédée : « à la mémoire chérie de celle qui fut l’inspiratrice et en partie l’auteure du meilleur de mes écrits […] » (1990). Tout en respectant les droits d’autrui, il propose de se déployer selon sa véritable nature… l’humain (sans pour autant être idéalisé) se révélant ainsi comme digne de contemplation :

« Ce n’est pas en noyant dans l’uniformité tout ce qu’il y a d’individuel chez les hommes, mais en le cultivant et en le développant dans les limites imposées par les droits et les intérêts d’autrui, qu’il devienne un noble et bel objet de contemplation » (ibi., p.157).

Il défend  l’originalité, loin des moules stérilisant la créativité. Cependant, il met en garde concernant la possible réaction de la société face à celui qui ose être

« Si par timidité les hommes de génie se résignent à entrer dans un de ces moules, et à laisser s’atrophier cette partie d’eux-mêmes qui ne peut s’épanouir sous une telle pression, la société ne profitera guère de leur génie. Si en revanche ils sont doués d’une grande force de caractère et brisent leurs chaînes, ils deviennent une cible pour la société qui, parce qu’elle n’a pas réussit à les réduire au lieu commun, se met alors à les montrer du doigt et à les traiter de "sauvages", de "fous" ou d’autres qualificatifs de  ce genre - un peu comme si on se plaignait que le Niagara n’ait pas le flot paisible d’un canal hollandais. » (ibid., pp. 160-161)

Ainsi il peut être judicieux d’oser être, d’éviter les moules, mais avec discrétion. C’est là que nous trouverons la différence entre simplement le « oser être » du Soi et le « chercher à paraître » du moi, car le moi ne respectant pas autrui suscite  de nombreuses réactions en retour, parfois violentes. Être libres du sectarisme s’accompagne de « s’affirmer dans sa différence tout en étant dans le respect d’autrui » afin de ne pas engendrer de telles tensions.

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3   Respecter la différence

3.1 John Stuart Mill

Je ne pouvais me contenter de citer John Stuart Mill tant ses propos sont proches de notre thème. Son ouvrage sur la liberté met un accent tout particulier sur le fait d’être libres du sectarisme, d’oser être Soi, sans pour autant ne pas respecter la communauté. Psychologiquement et sociologiquement, il tente un éclairage explicite de « l’être Soi » et de « l’être nous ». Précurseur de ce qu’on nommera plus tard « assertivité » il insiste sur le respect et l’affirmation de Soi avec autant de soin que le respect d’autrui.

Comme pour Descartes, le nombre d’opinions, quand bien même toutes sont d’accord entre elles,  ne fait pas la vérité. Comme pour Maslow, l’individu à qui l’on permet de devenir pleinement qui il a à être est une bénédiction pour la communauté. Comme pour Zeldin, l’individu avec sa différence peut se révéler d’une richesse insoupçonnée pour la nation, ou même pour le genre humain.

Le nombre ne donne aucune légitimité en termes de vérité :

« Si tous les hommes moins un partageaient la même opinion, ils n’en auraient pas pour autant le droit d’imposer silence à cette personne, pas plus que celle-ci, d’imposer silence aux hommes si elle en avait le pouvoir » (Stuart Mill, 1990, p.85).

Pire que cela, dénier l’expression d’un point de vue, au-delà de simplement représenter une atteinte à  la liberté personnelle, revient à mutiler l’humanité toute entière :

« […] ce qu’il y a de particulièrement néfaste à imposer le silence à l’expression d’une opinion, c’est que cela revient à voler l’humanité : tant la postérité que la génération présente, les détracteurs de cette opinion davantage encore que ses détenteurs » (ibid).

John Stuart Mill va encore plus loin en signifiant que même en cas de fausseté, une opinion enrichit tout de même la vérité. Au point que même ceux qui sont dans le vrai  ont beaucoup à perdre de faire taire celui qui est dans le faux :

« Si l’opinion est juste, on les prive de l’occasion d’échanger l’erreur pour la vérité ; si elle est fausse, ils perdent aussi un bénéfice presque aussi considérable : une perception  plus vive de la vérité que produit la confrontation avec l’erreur » (ibid).

John Stuart Mill, élevé par un père exigent qui lui refusa tout ce qui était poésie afin de ne pas disperser inutilement son esprit et de ne le centrer que vers la science et « l’utile », réussit ce tour de force quand il fut jeune homme de s’évader vers un profond parfum d’humanité dont il a été privé toute son enfance. D’un certain côté, cela l’a finalement sensibilisé à la nécessité impérieuse d’un grand respect de chaque humain dans sa spécificité. Ayant été lui-même nié dans ce qu’il avait de plus précieux, il ne pouvait qu’en prendre une mesure exceptionnelle. La dérive existentielle imposée par son père lui a cependant permis d’acquérir une exceptionnelle habileté intellectuelle pour en rendre compte. Finalement ce qui semblait néfaste ou inapproprié permit un déploiement plein de justesses.

Nous trouvons ici un élément supplémentaire pour être dans une grande prudence quant à ce qui est juste ou non. Nous ne pouvons que nous sentir démunis pour accéder à des certitudes définitives, un peu comme quand Donna Williams (autiste) nous écrit :

« Si ma mère avait été bonne et aimante, si elle m’avait comblée d’attentions et essayé de m’atteindre, je suis persuadée que je n’aurais jamais pu trouver dans le monde ces espaces neutres, dégagés de toutes pressions affectives, qui m’ont permis de créer des personnages sans sentiments ni émotions, grâce auxquels j’ai acquis la liberté d’étudier et d’apprendre par moi-même tant de choses » (Williams, 1992, p.289).

Les « vérités absolues » volent ainsi en éclat et forcent notre humilité autant que le maintient de notre précieuse curiosité. Aucun risque d’être blasés, sauf à s’enfermer dans une tour d’ivoire d’où l’on aurait choisi de faire taire le monde au lieu de le rencontrer.

3.2 Penseurs de tous les temps

Offrons-nous quelques lignes pour illustrer le propos de Zeldin : « Les grandes aventures de l’humanité ont été entreprises par quelques individus en désaccord avec presque tous les autres » (Zeldin, cité à 2.1).

Il est si agréable et touchant de constater que tant de penseurs ont osé des différences pertinentes à travers l’histoire de notre humanité. Nous ne pouvons que leur rendre hommage, tout en sachant qu’il en existe bien d’autres que nous ne connaissons pas par défaut de culture… mais aussi tant d’autres que personne ne connaîtra jamais et qui ont pourtant œuvré dans le silence de l’histoire sans laisser de traces identifiables. Nombre d’entre eux ont plus ou moins peiné à être parmi leurs contemporains.

Lao Tseu (environ -600,-500) nous propose des mots sur l’indicible. Mais la culture orientale lui permet plus aisément ce type de propos que la nôtre :

« Grand carré sans angles, grand vase inachevé, grande mélodie silencieuse, grande image sans contours : le TAO est caché et n’a pas de nom, cependant sa vertu soutient et accomplit tout » (Lao Tseu, 2000, 41).

Hippase de Métaponte (mathématicien grec pythagoricien, 460 ans avant JC) découvrit les nombres irrationnels… il aurait été noyé par ses « pairs » pythagoriciens qui eurent peur de l’effondrement de leurs théories à cause de lui (Seife, 2002, p.50).

Démocrite (-460,-370), philosophe hédoniste, suscita un grand désaccord chez Platon (-428, -348) qui à cet égard fut loin d’être platonique puisqu’il envisagea de brûler tous les livres de cette pensée à ses yeux indésirable, voire néfaste (Onfray, 2006). Ne retranchant cependant rien à ce que Platon a apporté, remarquons tout de même que faire taire Démocrite était une curieuse idée (un peu sectaire tout de même !). Cette confusion a failli nous priver de savoir que l’hédonisme, outre le fait d’avoir l’intuition de l’atomisme, n’est pas de chercher les choses qui font plaisir, mais de chercher le plaisir en chaque chose qui s’offre à nous, aussi modeste soit-elle.*

*Platon a failli priver l’humanité de cet aspect de la sagesse. Il y a un peu réussi, puisque se disent aujourd’hui « épicuriens » ceux qui recherchent les choses qui font plaisir alors qu’ils sont ainsi à l’opposé des hédonistes. Épicure n’a jamais proposé une telle chose mais, dans la suite de Démocrite…le contraire.

René Descartes (1596-1650) osa un « je doute donc je suis », proposa l’irréalité de son corps par rapport à la certitude d’être une  âme, la pertinence du candide par rapport au lettré. Des personnes matérialistes, bornées entre des limites pseudo scientifiques, se recommandent de lui alors qu’il était d’une exceptionnelle ouverture d’esprit, invitant à toutes les hypothèses (à condition de ne pas les confondre avec des certitudes) afin de ne pas figer le sens de la recherche. Il n’était pas non plus si dualiste que ce qu’on le prétend fréquemment :

« La nature m’enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui » (Méditations VI, 1999, p.326).

Charles Darwin (1809-1882), naturaliste anglais, osa proposer l’idée d’évolution contre celle de création. Profondément humaniste, opposant à l’esclavage et à la ségrégation sociale, sa théorie selon laquelle survit le mieux adapté (et non le plus fort), précise qu’arrivée à l’homme, cette loi s’est ajustée en permettant la survie de
 celui qui sait prendre soin du plus faible, afin de favoriser la coopération :

« Par le biais des instincts sociaux, la sélection naturelle, sans "saut" ni rupture, a ainsi sélectionné son contraire, soit : un ensemble normé, et en extension, de comportements sociaux anti éliminatoires […]  la sélection naturelle s’est trouvée, dans le cours de sa propre évolution, soumise elle-même à sa propre loi – sa forme nouvellement sélectionnée, qui favorise la protection des faibles, l’emportant parce que avantageuse, sur la forme ancienne  » (Tort*, 2009, p.72-73).

*Patrick Tort est un spécialiste de Darwin à qui il a consacré plusieurs ouvrages

Arthur Schopenhauer (1788-1860) n’avait pas confiance en ce qu’on ferait de son propos. Il avait bien pointé que ce que devient une parole peut être loin du propos initial, et peut même servir d’argument à des contre-pensées. On se plait à rapporter qu’il disait vers la fin de sa vie : « Que bientôt les vers doivent ronger mon corps, c’est une pensée que je puis supporter ; mais que les professeurs rongent ma philosophie, cela me donne le frisson ! ». Il a bien remarqué combien les idées que l’on propose sont irrésistiblement ramenées aux croyances communes, fussent-elles universitaires. Il n’était pas fasciné par le savoir, mais si sensible à l’originalité :

« Un savant est celui qui a beaucoup appris ; un génie, celui qui apprend à l’humanité ce qu’il n’a appris de personne » (Schopenhauer, 1999, p.145).

Cependant il était conscient de la difficulté que pose le fait d’être dans la différence :

 « En attendant, le savant ordinaire, le professeur titulaire de Göttingen, par exemple, considère le génie à peu près comme nous considérons le lièvre qu’on ne peut utiliser et préparer qu’après sa mort ; aussi tant qu’il est vivant doit-on tirer sur lui » (pp.145, 146).

Maria Montessori (1870, 1952), osa forcer l’entrée de la faculté de médecine jusque là interdite aux femmes. Une ténacité contre l’ordre établi qui permit ultérieurement une entrée des femmes, là où l’on considérait jusque là (se croyant en juste posture) que ce n’était pas leur place. Elle fut l’initiatrice d’une méthode pédagogique exceptionnelle, mettant l’accent sur l’humain et ses potentialités dès le plus jeune âge, s’opposant ainsi à l’autorité forcenée des pédagogues de l’époque.

Morihei Ueshiba (1883 - 1969) est un japonais qui, suite à la bombe d’Hiroshima proposa un art sans violence : fondateur de l’aïkido, il se considérait comme « étant l’univers ». De ce fait ceux qui s’attaquaient à lui « s’attaquant à l’univers » n’avaient aucune possibilité de le déstabiliser ! Quoi qu’il en soit, en dépit de sa petite taille il pouvait venir à bout de multiples attaquants, quand bien même il s’agissait de colosses, y compris si on l’attaquait dans son sommeil. Un tel propos chez nous (« je suis l’univers ») aurait fait penser à un psychotique et peut être conduit à une neuroleptisation… alors qu’au japon il fut nommé par l’empereur « trésor de la nation ».

Nous aurions pu citer encore Héraclite (environ -544, -501) pour sa notion d’Être en devenir, sa conception des opposés simultanés structurant chaque chose, Épictète (environ 50-130) proposant par exemple, à sa façon, de tenir compte de l’Être plus que de ses problèmes (2006, XLIII), Érasme (1467-1536) donnant la parole à la folie dans son ouvrage « Éloge de la Folie » (1964), Gottfrid Wilhelm Leibniz (1646-1716) avec sa « Monadologie » (1996) et ses notions de déploiement existentiel… Puis, plus proches de nous, Carl Gustav Jung (1875-1961 ) pour ses exceptionnelles intuitions le conduisant à la notion du Soi (1973),  Abraham Maslow (1908 - 1970) pour ses précisions remarquables sur les besoins ontiques et sa vision existentielle de la psychopathologie, Carl Rogers (1902-1987) pour sa sensibilité profondément humaniste de la psychothérapie où il a su faire se côtoyer la « rigueur expérimentale » et « l’humain dans toute da dimension », Frans Veldman (1921-2010) à qui nous devons l’haptonomie et cette si subtile conscience du « tact psychique » (2001).

… et encore tant d’autres !

Concernant le savoir tangible, le très rigoureux physicien français Étienne Klein (né en 1958) pose néanmoins avec finesse, humour et rigueur la limite du savoir :

« Ce qui est désormais certain, c’est que la matière visible, ordinaire, benoîtement constituée d’atomes, celle qui compose nos corps, les étoiles et les galaxies, n’est en réalité qu’une frange du contenu de l’univers, son écume visible » (Klein, 2010, p.117).

« Si on voit dans le big-bang l’amorce de tout ce qui est, on tombe immanquablement sur une autre question métaphysique, celle de savoir ce qui a pu le déclencher au milieu de nulle part, en plein cœur du néant (le néant aurait-il du cœur ?). Le néant ne saurait de lui-même exploser, à moins de contenir un « principe explosif » qui le rendrait ipso facto distinct de lui-même » (Klein, 2010, p.52).

D’où l’importance de toutes les intuitions pour aller de l’avant !

3.3 Le savoir et la connaissance

Le savoir et la connaissance sont souvent des termes employés comme synonymes. Or ils précisent des notions très différentes. Cette différence permet même de comprendre pourquoi certaines connaissances ne sont pas transposables en savoir.

Le Savoir est intellectuellement appréhendable. Il découle des informations reçues par les sens. Son étymologie (sapience proche de « saveur », « sapidité ») nous l’indique particulièrement. La sagesse elle-même partage cette étymologie. De ce fait, le savoir est informationnel, découle des sens, et est  « ce qui est mentalement représentable. »

La Connaissance est d’une nature différente. La construction du mot (co-naître) « naître avec », ou « être simultanément » précise qu’il ne s’agit pas forcément d’informationnel. Quand nous écoutons les propos des sujets ayant fait l’expérience d’une EMI (expérience de mort imminente)  nous en trouvons une approche. Qu’il s’agisse de l’expérience personnelle de la neuroanatomiste Jill Bolt Taylor « Voyage au-delà de mon cerveau » (2008), ou des exemples rapportés par le docteur Jean-Pierre Jourdan (2006), nous trouvons la description d’une connaissance non transposable en savoir.

« Les instants ne se succédaient plus les uns aux autres mais demeuraient éternellement en suspend […] J’ai renoncé à l’action au profit de l’être […] Je ne me sentais plus isolée ni seule au monde […] Je ne voyais plus en trois dimensions. Rien ne me semblait plus ni proche ni lointain. » (Taylor, 2008, p.86-87).

« Tous les angles de vue étaient simultanés. […] ″Ce qu’il y a de drôle, c’est qu’on a une vision très élargie des choses. C’était comme si je me trouvais en plusieurs lieux en même temps″ » (Jourdan, 2006, p.419).

« J’étais surpris du fait que je pouvais regarder à 360°, je voyais devant, je voyais derrière, je voyais dessous, je voyais de loin, je voyais de près, et aussi par transparence. Je me souviens avoir vu un tube de rouge à lèvres dans la poche de l’infirmière […] Je voyais dans le même temps une plaque verte avec des lettres blanches, marquée ″manufacture de Saint Etienne″. Elle était sous le rebord de la table d’opération, recouverte par le drap sur lequel j’étais allongé » (ibid, p.420, 421).

« On est à la fois soi-même et ce qu’on observe. Il y a à la fois la vue et le ressenti, une espèce de contact, de perception intime de la chose qu’on observe » (ibid, p.576).

« Je faisais partie d’un tout. Tout était clair, très lumineux et c’est un peu comme si on faisait partie du cosmos et qu’on est partout à la fois » (ibid, p.422).

Il y a bien d’autres exemples, mais nous constatons ici que ce qui est éprouvé en EMI ne peut se dire en termes habituels. Ce qui y est éprouvé ne se dit pas « perçu », mais « expériencé ». En effet, tout se passe comme s’il ne s’agit pas de quelque chose « d’informationnel perçu par les sens » puis « intellectuellement pensable », mais de quelque chose de directement éprouvé sans passer ni par le canal sensoriel, ni par le canal intellectuel, et pourtant vécu de façon profondément réelle. Toutes les allégations contradictoires de « désordres neurologiques » ne tiennent pas quand nous considérons le cas de Pam Reynolds (Jourdan, 2006, p.76-77), cité dans ma dernière publication « Relation –communication » pour rendre compte de ce « non informationnel »* 

*Neurochirurgie réalisée sur le cerveau refroidi à 15°8, sans pression sanguine cérébrale, et encéphalogramme plat... après laquelle la patiente décrivit en détail l’intervention !

Le savoir tente de rejoindre ou d’exprimer la connaissance, d’où d’exceptionnelles intuitions. Ainsi il se peut que nous connaissions déjà ce que nous ne savons pas encore, ou que parfois nous ne « saurons » jamais au cours de notre vie. Une sorte de « brouillard d’intuitions » auquel notre éducation « scolaire et scolarisante » ne nous a pas habitué à être sensibles.

3.4 La tolérance n’est pas le respect

Face à la différence, la tolérance semble être une juste posture. La lutte contre l’intolérance est justifiée en ce sens que la tolérance est un progrès par rapport à l’intolérance. Cependant, croire que la tolérance est la finalité est plus qu’erroné : en effet « tolérer », c’est seulement « supporter ». Dans le domaine des mesures scientifiques, une « marge de tolérance » est une « marge d’erreur acceptable ». De ce fait « tolérer un Être différent » ne représente pas « une considération à son égard », mais une « permission d’être là quand même » (malgré son insuffisance). Chacun sait très bien qu’entrer dans un endroit où l’on est toléré ne produit pas la même expérience qu’entrer dans un endroit où l’on est considéré, accueilli, respecté.

Entre « tolérer » et  « respecter », il y a un fossé ! Pour passer de la tolérance à la considération, il s’agit que notre attention se porte au bon endroit : plus vers l’Être que vers sa production, plus vers le quelqu’un (le Soi) qu’il est, que vers le personnage (le moi) qu’il joue socialement. Mais cela doit s’accomplir avec une confiance en le fait qu’il y a des justesses locales (ses choix ne sont pas sans raison) et des justesses globales (la systémie de la situation fait partie des sources).

C’est ainsi que Adam Smith, cité plus haut, décide d’avoir confiance en l’égoïsme local d’une personne isolée (dans son exemple, un commerçant), produisant une pertinence globale inattendue mais bien réelle envers une autre (le client). Il propose en métaphore « comme si une main invisible gérait la pertinence du tout ». Même si on peut aussi voir les limites écologiques d’une telle pensée, elle illustre bien que l’idée de pertinence et de confiance permette de ne pas dramatiser localement ce qui est bénéfique globalement, et d’échapper à l’insuffisante tolérance. Cela retient notre jugement qui se gardera ainsi d’être tranchant.

Si nous le ramenons à la vie d’une seule personne, ce que celle-ci trouve néfaste à un moment donné peut se révéler quelques années plus tard avoir été salutaire. Par exemple, adolescent, avoir été « largué » par son ou sa petit ami(e) a parfois  permis de rencontrer ensuite l’amour de sa vie ! Ou avoir échoué à un examen et, grâce à cela, avoir mieux précisé sa vraie route !

Pour revenir au phénomène social, un Être seulement toléré devra se contenir, alors qu’un Être accueilli, considéré, pourra se déployer. Comme le dit John Stuart Mill, empêcher la différence « revient à voler l’humanité ».

Si l’on comprend aisément cette richesse de la différence à respecter dans les situations courantes, qu’en est-il quand celle-ci concerne des effets irrespectueux ou néfastes : que faire de la différence de quelqu’un qui prône le racisme ou le meurtre ? D’une part respecter la différence consiste à rester curieux de l’autre afin de comprendre ce qui l’a conduit là ; d’autre part respecter cette différence ne signifie pas y adhérer. La question se pose néanmoins concernant des différences socialement délétères. Sur les extrêmes elles sont évidentes : des valeurs génocidaires, par exemple, ne sont même pas tolérables et ne peuvent qu’être combattues. Inutile de se voiler la face, certaines différences, quand bien même elles ont du sens aux yeux de celui qui les porte et les défend, ne sont pas acceptables. Rester curieux de ce qui a conduit là est cependant la sagesse même, car c’est le seul moyen d’assurer ultérieurement une prévention efficace, mais laisser faire serait de la folie pure.

Ce qui semble évident dans ces extrêmes qui viennent saboter notre volonté de respect de la différence n’est plus si clair quand il s’agit de situations intermédiaires, de limites sans excès notoires… Cela a été pensé aussi par Stuart Mill qui d’un côté nous dit :

« J’ai dit qu’il était important de laisser le plus de champ possible aux choses contraires à l’usage, afin qu’on puisse voir en temps voulu lesquelles méritent de passer dans l’usage » (Stuart Mil, 1990, p.164) « Pour donner une chance équitable à la nature de chacun, il faut que différentes personnes puissent mener différents genres de vie » (Ibid., p.158).

Et de l’autre :

« La liberté n’est pas exclusive de toutes limitations, mais elle ne l’admet qu’au travers de l’impératif que constitue la liberté d’autrui, et sous la forme de la loi commune constitutive du principe démocratique » (ibid., p.44). « La seule raison légitime que puisse avoir une communauté pour user de la force contre un de ses membres est de l’empêcher de nuire aux autres » (ibid., p.74).

La difficulté que l’on touche là est de faire une loi équitable et juste ? Ainsi Maria Montessori vient pourtant contredire la loi qui interdisait aux femmes d’entrer à la faculté de médecine… et on ne peut que se rejouir du fait qu’elle ait osé… mais de ce fait où est la juste limite et la vérité de la loi ? La réponse n’est certainement pas simple, et encore moins simpliste. Si nous comprenons aisément l’enjeu pertinent du respect de la différence qui ne doit aucunement n’être que tolérance, nous resterons conscients de la difficulté qu’il y aurait à généraliser cela, autant que de le limiter.

Il convient néanmoins de considérer les belles ressources de l’humain et de ne point mettre en exergue ses côtés les plus sombres (sans toutefois les ignorer), car ce serait aussi là se voiler la face et perdre une inestimable richesse.

3.5 Ce que nous avons en commun

La psychologie positive*, née dans les années 70, prend une place signifiante depuis les années 90. Les universitaires qui y travaillent mènent des travaux de recherche précis, des enquêtes, des expériences bien ciblées.

*Voir publication d’avril 2012 « Psychologie positive »

Cette approche démontre finalement les intuitions d’Abraham Maslow :

« On entend beaucoup parler d’égoïsme inné et de destructivité chez les enfants, et on lit plus d’articles sur le propos que sur l’esprit de coopération, la gentillesse et la sympathie, etc. […] Les psychologues ont souvent considéré l’enfant en bas âge comme un petit diable, né avec le péché originel et la haine au cœur. » (2008, p.150).

Il propose que chacun des Êtres adultes puisse « devenir complètement celui qu’il a à être » et non d’opérer des corrections d’erreurs ou quelques exorcismes modernes du « mauvais qui l’habite ».

Des chercheurs qui ont mené une étude sur 111.676 adultes de 54 pays et états américains ont pu découvrir que les forces de caractère dominantes qui émergent chez ces adultes sont la gentillesse, la justesse, l’authenticité, la gratitude et l’ouverture d’esprit. Leur conclusion est très intéressante :

« Ces résultats pourraient révéler quelque chose sur la nature humaine universelle. » (TPP, p.243).

Si l’on se plait à montrer et mettre en scène dans les films les « méchants » qu’il faut combattre, il est plus rare de mettre en exergue nos qualités. Si l’expérience du psychologue Stanley Milgram des années 60 (où le sujet va jusqu’à infliger des décharges électriques de risque mortel à son coéquipier) montre comment le pouvoir peut anéantir notre humanité, elle montre plus l’influence délétère du pouvoir que notre manque d’humanité.

Charles Darwin a bien mis l’accent sur cette coopération qui devient la nouvelle norme des lois de sélection naturelle, cette capacité à prendre soin du plus faible. Cela est même source d’accroissement de nos compétences, comme l’a démontré l’expérience japonaise sur l’influence des kawaiis* (images de bébés humains ou animaux, « images mignonnes ») où des sujets exposés à ces images se retrouvent avec de meilleures performances aux tests psy que ceux qui ont été exposé à des images simplement  esthétiques.

*Le monde 18/01/2013

René Descartes avait aussi confiance dans la lumière naturelle (le bon sens) de l’humain au point qu’il craignait que trop de science ne l’altère (« La recherche de la vérité par la lumière naturelle » 1999).

Quand nous avons l’extrême bonheur de suivre sur France 2 les émissions de Frédéric Lopez « Rendez-vous en terre inconnue », nous pouvons contempler cette humanité qui nous est commune à nous humains, en dépit de différences extrêmes quant à la culture ou aux modes de vie. L’humain semble habité par une délicatesse indéfectible. En dépit de toutes les errances à ce sujet, il ne fait que chercher la juste expression de cette humanité dont les pouvoirs mal adaptés ne sont que des archaïsmes qui en freinent le déploiement.

3.6 Réactions face à la différence

Pourtant, la différence fait peur. Elle fait tellement peur  que même une personne qui a résolu une disgrâce anatomique par la chirurgie esthétique peut parfois se trouver déroutée de ne pas se reconnaître, d’être devenue trop différente par rapport à ce qu’elle était (on le voit aussi dans les grandes pertes de poids). L’étrangeté de ce qui se présente à nous, par rapport à ce que nous croyons, nous déstabilise. C’est ainsi que, ayant eu une réaction inhabituelle, on pourra parfois se dire « je ne me reconnais pas ! ».

L’étrangeté nous étonne, nous bouleverse parfois, ou même nous fait peur. Les repères établis sont une sécurité et ce qui nous en éloigne nous fait parfois frémir. Si nous pensons que cela ne concerne que les faibles, Edgard Morin l’a même dénoncé  chez les scientifiques :

« Le calculable et le mesurable ne sont plus qu’une province dans l’incalculable et le démesuré. Et perdre l’Ordre du monde pour les scientifiques [….] est aussi désespérant que perdre Dieu pour un croyant » (Morin-1999, p.160).

Si nous pensons qu’il exagère, nous devons savoir que lorsque le mathématicien Kurt Gödel (1906-1978)  découvrit son fameux théorème d’incomplétude, prouvant qu’il existe une infinité de vérités indémontrables dans un système donné, cela conduisit certains de ses confrères à mettre fin à leurs jours car il venait de ruiner leurs espoirs de recherche.

La différence, si elle est flagrante, attire notre attention en même temps qu’elle nous fait peur. Si elle n’est pas flagrante il se peut que nous ne la voyions même pas car nous ne voyons que ce que nous nous attendons à voir. Comme le disait Einstein par rapport à ce que nous sommes capables de percevoir :   « C’est la théorie qui décide ce que nous sommes en mesure d’observer » (in Maisondieu 2001, p.52). Ce qui donne à la différence deux possibilités : être ignorée ou être rejetée.

Au lieu de cela, l’intérêt serait justement non seulement de la voir en conscience, mais aussi de l’accueillir, quasiment par principe comme une richesse nouvelle potentielle. Comme le disait Stuart Mill à propos d’une opinion fausse par rapport à une opinion vraie, même « […] si elle est fausse, ils perdent aussi un bénéfice presque aussi considérable : une perception  plus vive de la vérité que produit la confrontation avec l’erreur » (Stuart Mill, 1990, p.85).

Notre goût pour la découverte et la quête de justesse devrait mettre en exergue notre curiosité. Nous devrions garder la capacité du bébé qui, selon des expériences précises, démontre que son attention a tendance à privilégier les objets inconnus, nouveaux. Certes il ne peut encore s’appuyer sur aucune certitude... mais finalement est-ce preuve de maturité que de s’être enfermés dans des certitudes ? Alors que la puérilité nous fait croire en n’importe quoi, la sclérose nous fait nous méfier de tout. Aucune des deux postures n’est souhaitable.

Si la différence extérieure produit de tels effets, la différence intérieure est tout aussi stupéfiante. Ce qui apparaît en nous, et qui ne correspond pas à ce que nous voulons penser de nous, peut susciter aussi un rejet (réactions, tensions, pulsions, attitudes ou pensées inadaptées…). C’est ce rejet qui conduit notre quête si convoitée de « maîtrise de Soi » visant à éradiquer de Soi ce qui ne correspond pas à l’idéal attendu. Nous ne nous rendons hélas pas compte que la fameuse « maîtrise de Soi » n’est que « méprise de Soi ». Bien des choses émergeant de nous sous formes de manifestations soit disant indésirables (symptômes), ne sont là que pour ne pas perdre le chemin vers ce qu’il y a de plus précieux en nous. Ces symptômes, tels des balises indiquant la route vers un naufragé, ne doivent pas nous faire mélanger le naufrage avec le naufragé lui-même. La retrouvaille se devrait toujours festive ! La différence entre le Soi actuel et les Soi antérieurs ou ultérieurs ne font que participer à un Tout en cours d’individuation dont chaque « élément » participe à la complétude. Finalement, le sort que nous réservons à la différence intérieure n’est guère plus glorieux que celui accordé aux différences extérieures… les propos de Stuart Mill nous sont alors de quelques secours !

3.7 Différences et dérives sectaires

Traiter le sujet du sectarisme ressemble à marcher sur des braises… tant le sujet peut se révéler parfois sulfureux. Parler de « sectarisme » évoque implicitement  l’idée de « secte » qui, dans son sens actuel,  en est l’extrême caricature. Ce mot a défrayé quelques chroniques et interroge sur le fait que des Êtres se laissent assujettir par des groupes, par des mouvements, par des Êtres de pouvoir, qui eux-mêmes cherchent à les soumettre. Si le mot « secte » fait peur en lui-même, rappelons-nous qu’il ne définit en principe que des personnes se regroupant autour d’une pensée (secta - 1316) et que le danger principal n’est pas là : le plus terrible est « la « dérive sectaire » qui implique une coupure d’avec le monde (sectio - 1525). Rappelons nous que des gens qui se réunissent autour d’une pensée forment secte mais ne sont pas pour autant sectaires en ce sens où ce mot ne définit, ni un enferment, ni un pouvoir, mais selon son étymologie « secta » une manière de vivre. Cependant, le sens acquis plus tard avec l’introduction de « sectio » dénote une dissidence péjorative ou même délétère. Finalement pour dissiper la confusion, plutôt que de parler de « danger des sectes », même la Mivilude (organisme d’État, de lutte contre les dérives sectaires) parlera du « danger des dérives sectaires » :

« Ainsi, le dispositif juridique français est à la fois pragmatique et textuellement encadré : il vise à la prévention et à la répression, non des sectes en elles-mêmes, mais des dérives sectaires. » (Mivilude- citation1)

Alors il importe de comprendre ce qu’est une dérive et de quelle nature est sa dangerosité :

« Sa dangerosité tient essentiellement au fait que sa mise en œuvre peut amener le patient à une double rupture : avec sa famille et ses proches ; avec son milieu de soin habituel, avec ses traitements conventionnels. » (Mivilude – citation 2)

…ainsi, toutes thérapies qui éloignent du conjoint, des enfants ou des parents entrent dans ce champ, et il serait bon d’y regarder de près quand on ose parler, par exemple, de « parents toxiques »... ou inviter à ne plus continuer à subir les frustrations conjugales. Que de nuances à préciser avec discernement, délicatesse et humanité.

Si la première partie « avec sa famille et avec ses proches » est bien évidemment plus que juste, la seconde « avec les traitements conventionnels » pose encore un problème dans les quelques cas où ceux-ci n’offrent pas la sécurité attendue. Elle est bien évidemment juste par rapport à d’intolérables exotismes conceptuels, mais elle ne l’est pas par rapport à des intuitions de recherche innovantes qui remettent en question ce qui est anciennement admis… la frontière est délicate.

Galileo Galilei (1564 -1642), enseignant à l’université de Padoue, ne fondait pas une secte en prétendant que la terre tourne autour du soleil et en réfutant l’inverse admis par tous. Pourtant, du fait de la célébrité de son ouvrage, les philosophes en adorateurs aristotéliciens et tous ceux qui s’appuyaient sur les données coperniciennes ne lui firent pas de cadeaux et les autorités le forcèrent au renoncement et à l’exil.

« […] nous déclarons que toi, Galilée, t'es rendu fort suspect d'hérésie, pour avoir tenu cette fausse doctrine du mouvement de la Terre et repos du Soleil. Conséquemment, avec un cœur sincère, il faut que tu abjures et maudisses devant nous ces erreurs et ces hérésies contraires à l’Église. Et afin que ta grande faute ne demeure impunie, nous ordonnons que ce Dialogue soit interdit par édit public, et que tu sois emprisonné dans les prisons du Saint-office » (Sentence du Saint-office, 22 juin 1633).

Cette caricature ne peut que nous faire frémir et nous ferait sourire si elle n’était pas tragique. Mais elle démontre que l’espoir d’une règle infaillible est bien mince, autant que l’absence de règle ne peut satisfaire notre sécurité. Pris au sens strict, un verrouillage de ce qui est communément admis pourrait aussi engendrer une paralysie de la conscience et de l’humain… qui serait elle-même symptôme de sectarisme !

En réalité, avec les meilleures intentions du monde, il n’est pas si aisé d’encadrer une telle chose. L’idée de protéger contre les dérives est une idée plus que noble… mais sa mise en œuvre n’est pas sans difficultés subtiles. Au point que la Mivilude a renoncé à dresser une liste des pensées dissidentes car une telle liste (qui a pourtant existé) se trouvait elle-même hors la loi. Nous trouvons là une capacité d’ajustement salutaire qui propose en même temps la vigilance et le respect. La définition est intéressante quant à la dérive explicitement mentionnée :

« Il s'agit d'un dévoiement de la liberté de pensée, d’opinion ou de religion qui porte atteinte à l'ordre public, aux lois ou aux règlements, aux droits fondamentaux, à la sécurité ou à l’intégrité des personnes. Elle se caractérise par la mise en œuvre, par un groupe organisé ou par un individu isolé, quelle que soit sa nature ou son activité, de pressions ou de techniques ayant pour but de créer, de maintenir ou d’exploiter chez une personne un état de sujétion psychologique ou physique, la privant d’une partie de son libre arbitre, avec des conséquences dommageables pour cette personne, son entourage ou pour la société. »* (Mivilude – citation 3)

*Mis en gras spécialement pour la citation

Sa dangerosité tient essentiellement au fait que sa mise en œuvre peut amener le patient à triple rupture :

-Avec sa famille et ses proches

-Avec son milieu de soin habituel, avec ses traitements conventionnels.

-J’oserai ajouter un troisième point : une coupure d’avec lui-même, car il ne fait alors que penser ce qu’on lui propose de penser, et non « penser par lui-même » !

La dérive consiste donc à ne pas respecter l’intégrité du sujet et toute opération tentant de le morceler quant à ses racines personnelles, familiales ou culturelles, représente un danger potentiel… quand bien même il ne s’agit pas de secte ! Il appartient à chacun d’avoir son propre discernement à ce sujet afin d’être en respect de soi-même, de sa famille, et de son entourage social, de rester libre si possible de tout sectarisme.

Si la dérive sectaire est particulièrement dangereuse (mais ce n’est pas le propos essentiel de cet article), le sectarisme commun est un fléau social (et c’est de cela dont nous traitons ici).

3.8 Déploiements intriqués

Les erreurs de l’un font parfois émerger les justesses de l’autre. La version de ce concept a engendré l’outil moderne que l’on appelle « brainstorming » : dans un groupe de réflexion, chacun peut lancer son idée spontanée sans prendre le soin de vérifier si elle est juste ou erronée. Toute idée (même totalement fausse) peut en engendrer une autre chez son voisin qui peut se révéler être juste. Le mouvement de la pensée entre Êtres humains est essentiel au déploiement de l’humanité.

Le phoniatre Jean Abitbol, nous décrit ainsi comment au cours de l’évolution la parole engendre les neurones et les neurones engendrent la parole, insistant sur le fait qu’on ne peut déterminer lequel engendre l’autre en premier. En cinq millions d’années sont ainsi apparues 5000 langues sur la planète. L’aire cérébrale du langage et le gène de la parole (FOXP2) sont corrélés dans leur apparition. (2013, pp. 35 à 50).Il s’agit selon lui d’un développement multifactoriel où l’intrication des échanges sociaux tient une place fondamentale. Il nous rappelle l’expérience terrible du roi de Prusse Frédéric II (ibid. p. 54-55) où des enfants furent privés de liens sociaux pendant leurs quatre premières années de vie. Bien que disposant de l’aire cérébrale de la  parole, ils n’ont jamais parlé et sont tous morts débiles à l’adolescence.

Débordant le cadre local, empêcher l’évolution de l’humain que permettent les mouvements et échanges de pensées serait presque une forme nouvelle et spéciale de « crime contre l’humanité ». Mais encore une fois, s’il est aisé d’énoncer la problématique et le danger des dérives, il est très incommode de les circonscrire avec certitude sans prendre le risque de faire plus de mal que de bien… (voire de faire soi-même ce qu’on prétend empêcher)… avec en prime le fait que de ne rien faire du tout est également dangereux ! Voici une équation qui, sans doute proche de la découverte du mathématicien Gödel, ne trouvera aucune certitude quoi qu’on fasse… elle ne peut que forcer notre humilité en la matière.

Si les Êtres qui défendent des idées erronées font avancer la réflexion vers plus de justesses, comment s’y retrouver clairement ? John Stuart Mill l’a bien énoncé dans ce propos que j’ai déjà cité précédemment :

 « Si l’opinion est juste, on les prive de l’occasion d’échanger l’erreur pour la vérité ; si elle est fausse, ils perdent aussi un bénéfice presque aussi considérable : une perception  plus vive de la vérité que produit la confrontation avec l’erreur » (Stuart Mill, 199, p.85).

Ce mouvement des pensées semble s’élancer vers des méandres imprévisibles, comme conduit par la fameuse « main invisible » de Adam Smith, vers des justesses inattendues.

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4   Une richesse partagée

4.1 La différence du semblable

Comment harmoniser  et rendre intelligibles ces constats simultanés du « différent » et du « semblable ». En effet, il est sage de « respecter la différence de notre semblable »… ! Mais cela ne convient guère à notre intellect qui n’y comprend rien : est-ce différent, ou bien est-ce semblable ?

Sans doute les deux en même temps ! Nous retrouvons là les notions de dialogiques d’Edgard Morin, autant que les contraires d’Héraclite, où des opposés se côtoient en une même chose pour la constituer en s’étayant mutuellement.

Cependant, ici, une précision semble possible :

Nous sommes semblables par le Soi que nous sommes et qui se déploie, et nous sommes différents par le moi que nous avons développé. Le Soi se déploie (sans cesse, sans limite - conscience), alors que le moi se développe (croissance, décroissance, extinction - intellect). Quand Leibnitz (1646-1716)  parle de la monade (1996) et de son déploiement, (Gilles Deleuze, 1925-1995, précisant le propos dans « Le plis » 1998), il parle implicitement du Soi  et de ce côté « semblable ». Nous devons plus tard à Carl Gustav Jung  (1875-1961) d’avoir explicité cette notion du Soi et de son individuation. Quand de son côté Freud (1856-1939) parle de nos fonctionnement sociaux, il parle du moi et de nos différences construites, tentant de réguler un « ça », lui aussi commun  à tous. Mais le « ça » est une source pulsionnelle de besoins alors que le Soi est une source existentielle d’accomplissement.

4.2 Dogme : quand le protecteur se fait geôlier

Le fait d’accéder à des « vérités » peut griser au point d’en faire une finalité à défendre contre toute contradiction. Un tel « gardien de la vérité » peut ainsi devenir dogmatique et hélas ainsi altérer ce qu’il croit défendre. Il en devient plus le geôlier que le protecteur. Pour rester vraie, une vérité doit rester vivante, respirer avec le monde et sans cesse pouvoir être remise en question. Vouloir au contraire la fixer pour soi-disant la préserver, revient, tel un insecte inclus dans de la résine, à la faire mourir. Son libre déploiement, qui semble la mettre en danger par trop de remise en question, ne l’éteint pas mais la vivifie. Cela est rendu possible grâce à l’intrication sociale où de multiples échanges conduisent à de perpétuels ajustements. Stuart Mill avait bien mis en garde concernant ce risque du dogme :

« Quelque peu disposé qu’on soit à admettre la possibilité qu’une opinion à laquelle on est fortement attaché puisse être fausse, on devrait être touché par l’idée que, si vrai que soit cette opinion, on la considérera comme un dogme mort et non comme une vérité vivante, si on ne la remet pas entièrement, fréquemment, et hardiment en question » (John Stuart Mill, 1990, p.113).

Bien avant lui, le risque d’assujettissement dogmatique de l’élève par l’enseignant était déjà dénoncé par Descartes :

« …dès l’enfance il a pris pour la raison ce qui ne reposait que sur l’autorité de ses précepteurs… » (Recherche de la vérité par la lumière naturelle 1999, p.898)

S’il est toutefois bien évident que l’élève a beaucoup à apprendre de l’enseignant, l’inverse est également vrai. Un enseignant qui ne se réjouit pas de la source d’innovations et de découvertes que représente ses élèves aura une pédagogie triste et démotivante pour l’élève autant que pour lui-même. L’élève doit sentir la pétillance de l’enseignant, qui est autant que lui en quête de nouveauté.

4.3 Le partage : le « dire » salutaire

Parler, dire, exposer sans ego, discrètement, mais sans détour. Inviter à la réflexion. Les idées se développent dans le partage. Le seul fait d’énoncer une chose pour autrui le clarifie déjà pour Soi. Les réactions de l’autre viennent ajouter aux subtiles nuances que nous devons ingénieusement déployer. Une idée qui est pensée sans être dite reste évanescente, prête à se dissiper, peut mourir sans jamais être née. De ce foisonnement, le monde vient au monde, la vie vient à la vie, l’homme vient à l’homme en offrant le multiple pour ne rien perdre de l’Un initial de Plotin.

La normalité n’est pas signe de justesse. Comme le disait René Descartes « Il ne servirait à rien de compter les voix pour suivre l’opinion qui a le plus de partisans ». Ce qui est « normal » est le plus courant, le plus lisse, le plus ordinaire. Ce « normal », magnifique sommet d’une splendide courbe de Gauss, est pourtant ce qu’il y a de moins élevé en termes de créativité et de promesses dévolution. L’évolution a fonctionné par différences pertinentes successives, et non par normalisation définitive et encore moins par uniformisation. Le partage de ces différences offre un possible de richesses nouvelles, toujours inattendues. Face à celles-ci, notre capacité d’émerveillement se doit de garder toute sa fraîcheur, notre curiosité toute sa candeur.

La parole, le partage, les échanges, les différences mêlées en respects réciproques sont le terreau de l’existence dans lequel chacun de nous peut plonger ses humaines racines.

4.4 La mouvance et la respiration

La vérité ne semble pouvoir trouver sa place que dans le mouvant, là où cela respire, là où elle peut s’enrichir de nouveauté, quitte à se remettre totalement en question.

Chaque Être est différent. Dans sa quête il va défendre ses découvertes, parfois ne pas entendre celles des autres, parfois imposer les siennes, parfois être dans la justesse, parfois se retrouver en errance, tellement loin de ses aspirations les plus intimes… comment s’y retrouver ? Comme nous le proposaient les sages grecs, il s’agit de sculpter sa propre statue, non pour l’exposer glorieusement, mais pour en affiner sa nature lumineuse (bien plus que clinquante). Une sorte de « sculpture » préexistante, que le sculpteur ne ferait que révéler plutôt que de la créer, mais qui a besoin de lui pour exprimer sa forme. Finalement, il s’agit de la simple mise en forme de ce qui est déjà, avec des fluctuations subtiles, telles un « morphing existentiel » ou un modelage de l’âme, venant mettre au monde une harmonie.

Plotin (205-270) philosophe grec qui s’installa à Rome, avait confiance en cette beauté naturelle à mettre au monde :

« Ne cesse de sculpter ta propre statue jusqu’à ce que ce que brille en toi la splendeur divine de la vertu et que tu vois la tempérance qui siège sur son auguste trône » (Plotin, Traité  1 [10], 2002, p.79).

Mais il ne perdait pas de vue les contradictions ni les côtés apparemment sombres. Sa vision systémique (pour ne pas dire « hyper systémique ») conçoit chaque élément en rapport avec tous les autres (et même avec ce qu’il nomme l’« Un » originel) :

« Le tout sera beau, alors qu’aucune de ses parties par elle-même ne sera belle, puisque chacune doit être en rapport avec le tout pour devenir belle. » (Plotin Traité 1 [25], 2002, p.69)

Comme un souffle allant de l’un à l’autre, les échanges permettent à la pensée de réaliser une mise en savoir de ce qui n’est encore que connaissance. La connaissance (co-naissance) est trop élevée pour accéder directement à notre intellect. Nous co-naissons, mais ne savons pas. La co-naissance est expérientielle et se « dit » malaisément (comme pour les sujets ayant vécu une EMI). Sa transposition en savoir est jubilatoire, précieuse, nourrissante, profondément humaine. Par exemple en EMI :

 « Mon ″moi″ n’était pas là en tant qu’individu rendant les comptes de SA vie, mais mon ″je″ était la vie de tous les humains ; en d’autres termes, c’était un bilan global à l’échelle de l’espèce. » (Jourdan, 2006, p.589)

Il n’est cependant pas aisé de trouver une oreille pour l’entendre ! Il existe aussi de tels ressentis dans la vie quotidienne qui se traduiront par des impressions indéfinissables, des prémonitions, des intuitions, une « connaissance » d’autrui, qui quand elles se font trop fortes consistent en une sensibilité élargie… parfois à tort interprétée comme un possible état psychotique, prétendument « en dehors de la réalité » alors que la personne est en fait « plus proche de la réalité ». La psychologie saura-t-elle accomplir le même pas que Philippe Pinel (1745-1826) qui abandonne la notion de « fous » (Êtres vides) au profit de celle d’« aliénés » (Êtres devenus étrangers à eux-mêmes). Elle permettrait ainsi de ne plus stigmatiser de « psychose » (perte de la réalité) des états où au contraire le sujet est plus proche de la réalité, mais où celle-ci n’est pas intellectuellement conceptualisable.

4.5 L’unanimité

René Descartes nous a mis en garde contre le fait qu’il est inutile de compter le nombre de voix qui sont d’accord entre elles. Cependant, tout en partageant ce point de vue, John Stuart Mill s’interroge sur cette règle de « l’unanimité qui ne donne pas assurance de vérité »… pour la nuancer :

« L’absence d’unanimité est-elle une condition indispensable au vrai savoir ? Est-il nécessaire qu’une partie de l’humanité persiste dans l’erreur pour permettre à l’autre de comprendre la vérité ? Une croyance cesse-t-elle d’être vraie une fois qu’elle est généralement acceptée ? N’a-t-on jamais pensé jusqu’à présent que le but suprême et le résultat le plus parfait de l’intelligence était d’unir les hommes dans la reconnaissance de toutes les vérités fondamentales ?* L’intelligence ne dure-t-elle que quand elle n’a pas atteint son but ? » (Stuart Mill, 1990, p.126)

*Mis en gras pour la citation

S’il est vrai que faire confiance à l’unanimité est une facilité erronée, être systématiquement en défiance avec elle l’est tout autant. S’il convient d’oser la contradiction par rapport à cette unanimité quand une nuance nouvelle  émerge, cette contradiction isolée n’est pas pour autant signe de vérité systématique non plus. Ainsi John Stuart Mill, ne tombe pas dans ce qui serait un excès inverse et, avec un certain optimisme, envisage même une belle prospective :

« A mesure que l’humanité progressera, le nombre de doctrines qui ne sont plus l’objet de discussion ni de doute ira croissant » (ibid.)

N’en est-il pas déjà ainsi concernant la déclaration des droits de l’homme ? C’est sans doute un exemple flagrant d’une telle progression, que plus personne ne songe à remettre en cause, sans qu’aucune soumission ne soit en cause.

L’unanimité n’est ainsi pas plus sulfureuse que l’opinion isolée, elle a seulement son illusion de facilité qui nous porte à nous y rallier dans un « prêt à penser » nous éloignant de notre propre expérience de vie… mais elle peut aussi être profondément juste. Toute règle définitive qui nous enferme, que ce soit dans un sens ou dans l’autre, prétendant nous sécuriser ne fait que nous mettre en errance.

Au terme de cette publication, nous faisons le constat que seul le discernement peut nous secourir. Une « pensée par Soi-même dans le respect d’autrui » semble un outil acceptable.

Le seul danger de la pensée commune est le pouvoir qu’elle peut mettre en oeuvre pour soumettre l’individu isolé, alors que l’inverse est plus rare (excepté les sectes et les dictatures, où un individu isolé soumet un groupe).

Il n’y a donc pas de réponse définitive. Ces quelques lignes ne  font que nourrir une réflexion sur ce délicat sujet, mettre en mouvement la pensée de chacun afin d’oser, d’oser être Soi et de le partager, d’offrir la possibilité d’un souffle, d’une profonde respiration dans le fait d’animer la vie. Le discernement n’éveille pas la méfiance, mais au contraire une meilleure confiance, libre des peurs plus ou moins paranoïaques dont la promotion  abusive est peut être due à une phylogénétique peur du prédateur. Mais cette peur ancestralement entretenue à propos d’autrui, du différent, de l’étranger (aussi bien autour de Soi qu’en Soi) conduit à la violence, voire à la guerre et ne correspond plus à l’humanité dont on se veut de nos jours défenseur. Abraham Maslow, bien plus subtil que cette dérisoire pyramide qu’on lui a injustement attribuée, s’est fait le farouche défenseur d’une telle humanité :

« Toute croyance qui incite les hommes à se méfier d’eux-mêmes et des autres sans nécessité et à douter sans fondement des possibilités humaines, doit être considérée partiellement responsable des guerres, des rivalités entre les races et des massacres perpétrés au nom de la religion » (Maslow, 2008, p.107)

4.6 Le plus intime est le plus commun

Contrairement, à ce que l’on pourrait croire, ce qu’il y a de plus intime en chacun est ce qu’il y a de plus général chez tous. Cela qui est le plus intime est en même temps le plus commun et le plus précieux, pour ne pas dire de plus sacré.

« En un mot ils se ressemblent en étant simultanément très différents les uns des autres (Maslow, 2008, p.237), « Plus un besoin est élevé, plus il appartient en propre à l’espèce humaine » (p.114).

Le partage des diverses pensées et réflexions, l’importance des rencontres avec nos « semblables différents », sont la condition même pour combler les besoins fondamentaux de l’humain qui est en chacun de nous :

« Les besoins fondamentaux ne peuvent être satisfaits que par et avec d’autres êtres humains » (Maslow, 2004, p.65) « Regarder ailleurs pour trouver des miracles est pour moi le signe infaillible de l’ignorance que tout est miraculeux » (Ibid., p.63).

Le rejet d’autrui,  l’intolérance ou le sectarisme,  nous éloignent systématiquement de cette essence même de l’humanité. Les quêtes « haut perchées » mettant de la distance entre les Êtres à travers des complexités conceptuelles alambiquées (ou au contraire simplistes), ne s’adressent ni aux Êtres ni au bon sens. Quand la sagesse se fait doctrine, elle a cessé d’être sagesse :

« Plus la vérité est pure, moins elle est contaminée par les doctrinaires » (Ibid., p.36)

Pourtant, sans y regarder de plus près, ce que donnent à voir les individus sensibles à cette subtilité ontique est troublant, car ils mêlent  proximité et distance. Ils se tiennent loin du « babillage social » trop souvent égotique, sans pour autant être loin des Êtres :

 « ils marquent sans ambiguïté leur désintérêt absolu pour les conversations de salon, les échanges de banalités, les mondanités et autres formes de relations sociales » (Maslow, 2008, p.234) « Les gens accomplis sont, il est vrai, à la fois les plus individualistes et les plus altruistes et sociaux, et les plus aimants de tous les êtres humains » (Ibid., p.246).

Ils ne sont vraiment pas « fan » des « chants d’oiseaux » que dénonce Theodor Zeldin, cité au début de ce texte. Ils jouissent cependant d’une qualité première face à la diversité dans laquelle la différence est plus source de bonheur et d’opportunité que de craintes :

« Ils se réjouissent plus des différences qu’ils ne les redoutent » (Ibid., p. 236).

Comment résoudre cette équation impossible qui nous rendrait libres du sectarisme ? Ne pas se mêler tout en restant ouverts, ne pas être affectés tout en étant touchés et concernés, ne pas se soumettre tout en restant sensibles, respecter l’autre sans se nier soi-même (et réciproquement). Comme le proposait Kurt Gödel avec son infinité de vérités indémontrables, sauf à sortir du système, il convient ici d’oser de nouveaux paradigmes. Nos raisonnements purement analytiques et déterministes, en termes de pures causalités, devront être étoffés non seulement par une prise en compte systémique suffisamment vaste, mais aussi tenant compte des finalités comme source. Il convient alors, sur le plan de la psyché, de se libérer de l’étroitesse des raisonnements temporellement organisés pour s’ouvrir à une résonnance subtile et intuitive des justesses qui ne sont ni temporelles ni spatiales, où les intrications se font à l’échelle de l’humanité. Nous touchons ainsi l’endroit du Soi qui n’est pas un endroit sans pour autant être nulle part (une sorte de « partout sans espace ni temps ») :

« Être capable de voir l’universel dans et à travers le particulier et l’éternel dans et à travers le temporel et le momentané » (Maslow, 2006, p.137).

Comme si l’inscription du fronton du temple de Delphes nous montrait déjà un peu cela « connais-toi toi-même et tu connaîtras l’Univers et les Dieux ». Nous n’en avons retenu que le « connais-toi toi-même » repris par Socrate alors qu’il témoignait plus subtilement déjà de l’intuition d’une telle résonnance, comme une sorte de précurseur de la mécanique quantique avec son fameux phénomène EPR (particules distantes qui restent néanmoins intriquées) : l’information mise à un endroit se retrouve en même temps ailleurs.

Ainsi la rencontre d’autrui nous éclaire sur nous-mêmes autant que la rencontre de Soi nous éclaire sur autrui. La connaissance (intuition expérientiellement éprouvée) se fait savoir (pensée informationnellement structurée) grâce aux échanges multiples, dévoilant que « nous connaissons déjà ce que nous ne savons pas encore ».

Être libres du sectarisme permet de contribuer à l’évolution de ce qu’il y a de plus humain dans l’humain, tant pour sa propre paix que pour celle d’autrui. Si une action locale en ce sens semble de peu d’importance, son effet global est toujours plus signifiant qu’il n’y paraît. Comme dans le conte du Colibri qui met un peu d’eau sur l’incendie témoignant ainsi qu’« il fait sa part », faisons la nôtre. Comme dans le fameux effet papillon de Lorenz où un infiniment petit local peut modifier une globalité. L’exemple de Lorenz reste ambiguë (car non démontré) et est peut être mal choisi, souhaitant juste illustrer l’impossibilité des prévisions météorologiques à long terme, mais il rend bien compte d’une systémie importante. Si l’on  prend plutôt l’exemple des figures fractales (forme qui se reproduit à toutes les échelles ; courbe d’une fonction calculée avec des nombres complexes), la plus petite modification dans l’infiniment minuscule modifie instantanément l’infiniment grand… cela est d’autant moins dérisoire que les scientifiques se tournent vers une possible structure fractale de l’univers (rendant presque raison, sans le savoir, au temple de Delphes !) :

« L’irrégularité de la répartition des étoiles implique une structuration fractale » (Dubois* et Chaline 2006, p.94).

*Jacques Dubois : Géophysicien, spécialiste de physique du globe et de dynamique non linéaire, de géométrie complexe.  Jean Chaline : Paléontologue, spécialiste de l’évolution, directeur de recherche au CNRS, recherche sur les applications de la théorie de la relativité d’échelle à l’évolution du vivant.

Nous n’irons pas plus loin dans ce débat « local/global » car nous n’en avons pas besoin pour confirmer l’évidence que la posture de chacun conditionne le fonctionnement du tout. La difficulté est que cela ne peut se faire dans une normalisation et que chaque différence contribue à une justesse, à condition que chacun ose être Soi et permette à l’autre d’être lui. Point besoin de trembler du fait de ses propres failles. Il semble que l’éthique et la sensibilité produisent plus que de rigides commandements, qu’il s’agisse de soi-même ou d’autrui. La limite d’être Soi ne se trouve que quand autrui en pâtit. De ce fait l’humain ne peut se déployer que dans sa variété innombrable constituant une écologie globale dépassant notre logique intellectuelle locale. Chacun va ainsi, modestement y contribuer là où il se trouve, du fait de sa propre nature se déployant dans une liberté aussi vaste que possible, juste régulée par la même liberté à accorder à autrui :

« Contraindre quiconque pour son propre bien, physique ou moral, ne constitue pas une justification suffisante. Un homme ne peut pas être légitimement contraint d’agir ou de s’abstenir sous prétexte que ce serait meilleur pour lui, que cela le rendrait plus heureux ou que, dans l’opinion des autres, agir ainsi serait sage ou même juste.[…] La contrainte ne se justifie que lorsque la conduite dont on veut détourner cet homme risque de nuire à quelqu’un d’autre. » (Stuart Mill, 1990, p.74)

Saluons avec gratitude ces humains, de tous lieux et de toutes époques, qui ont contribué à notre ouverture, à notre sensibilité, à notre humanité… depuis la préhistoire jusqu’à nos jours. Saluons tous ceux que nous connaissons du fait qu’ils nous ont légué des écrits ou des œuvres, mais aussi tous les autres, discrets, inconnus, vivant simplement leur vie avec justesse, contribuant dans leur entourage direct au déploiement de chacun, sans qu’aucune trace tangible n’en reste en termes de « savoir ». Je donnerai le mot de la fin à Abraham Maslow :

« Un homme doit être ce qu’il peut être. Il doit être vrai avec sa propre nature » (Maslow, 2008, p.66).

Thierry TOURNEBISE

 

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Bibliographie

Abitbol, Jean
-L’odissée de la voix –Flammarion Champs sciences, 2013

Deleuze, Gilles        
-Le plis – Les Éditions de Minuit, 1988

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-
 Le discours de la méthode – Flammarion, Paris 2000.
- 
Descartes, Œuvres Lettres - Règles pour la direction de l’esprit  La recherche de la vérité par la lumière naturelle – Méditations – Discours de la méthode  « Bibliothèque de la Pléiade » Gallimard – Lonrai, 1999 

Dubois, Jacques et Chaline, jean
-Le monde des fractales – Ellipse, 2006

Epictète
-Manuel  - Nathan 2006

Érasme
-Éloge de la folie – GF Flammarion, 1964

Jourdan, Jean-Pierre
-Deadline,  dernière limite – Pocket Les 3 Orangers 2006

Jung, Carl Gustav
-Ma vie -Folio Gallimard, 1973

Leibniz, Gottefreid Wilhelm
 -Monadologie – Flammarion, 1999

Klein, Etienne
-Discours sur l’origine de l’univers – Flammarion, 2010

Lao Tseu
-Tao Te King - Editions Dervy, 2000

Leconte, Jacques
-Introduction à la psychologie positive – Dunod, 2009

Leibniz, Gottefreid Wilhelm
-Monadologie – Flammarion, 1996

Martin-Krumm Charles  et Tarquinio Cyril
-Traité de psychologie positive -De Boek 2011

Maisondieu, Jean
-Le crépuscule de la raison – La maladie d’Alzheimer en question – Bayard 2001

Maslow, Abraham
-L’accomplissement de Soi – Eyrolles, 2004 5e tirage 2007
-Être humain - Eyrolles 2006
-Devenir le meilleur de soi-même – Eyrolles, 2008  

Mill, John, Stuart
-De la liberté- Gallimard, folio essais, 1990

Morin, Edgar – Le Moigne, Jean-Louis
-Intelligence de la complexité – L’Harmattan, 1999

Onfray, Michel
-Les sagesses antiques (Contre histoire de la philosophie t1) – Grasset poche, 2006

Plotin
-Traités  1-6 -  Flammarion, 2002
-Traités 7-21 - Flammarion, 2003

Schopenhauer, Arthur
-Esthétique et métaphysique – Livre de Poche1999

Seife, Charles
-Zéro –Biographie d’une idée dangereuse –JC Lattès 2002

Sénèque
-La brièveté de la vie – GF Flammarion 2005

Smith, Adam,
-Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations - Collection « Idées », Gallimard, 1976

Tort Patrick
-Darwin et le darwinisme –Puf, 2009

Veldman, Frans
-L’haptonomie, science de l’affectivité – PUF, 2001

Williams, Donna
-Si on me touche je n’existe plus  Robert Laffont J’ai lu, 1992

Zeldin, Theodore
-Les plaisirs cachés de la vie – Fayard, 2014

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Revues scientifiques, articles, journaux

Lemonde.fr (2013-18-01) -Recherches japonaises sur Kawaii :  http://www.lemonde.fr/vous/article/2013/01/18/kawaii_1819128_3238.html
Publication d’origine sur  www.plosone.org  26/09/2012 à  http://www.plosone.org/article/info:doi%2F10.1371%2Fjournal.pone.0046362

Mivilude

citation1
http://www.derives-sectes.gouv.fr/quest-ce-quune-d%C3%A9rive-sectaire/que-dit-la-loi
citation 2
http://www.derives-sectes.gouv.fr/quest-ce-quune-d%C3%A9rive-sectaire/o%C3%B9-la-d%C3%A9celer/les-d%C3%A9rives-sectaires-dans-le-domaine-de-la-sant%C3%A9/quand
citation 3
http://www.derives-sectes.gouv.fr/quest-ce-quune-d%C3%A9rive-sectaire/o%C3%B9-la-d%C3%A9celer/les-d%C3%A9rives-sectaires-dans-le-domaine-de-la-sant%C3%A9/quand

Liens internes cités

Le danger de convaincre » juin 2002

Éloge de la différence » août 2008

Psychologie positive  avril 2012

 dico/glossaire septembre 2012

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