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De l’espace et du temps
Existence, paranoïa et schizophrénie …

Avril 2009    -    © copyright Thierry TOURNEBISE

 

 

Voici un article plutôt philosophique que psychologique, proposant de prendre le biais de l’espace et du temps pour explorer les mots « paranoïa » et « schizophrénie ».

Ce document ne prétend pas tout cerner, ni encore moins tout dire, sur ces deux mots, ni sur les maux psychiques qu’ils sont sensés décrire. Il prétend seulement les aborder avec un regard nouveau, et faire gagner une certaine souplesse à notre pensée.  

Sommaire

1 Ne pas subir les mots : les « bichonner »
-Schizophrénie
-Paranoïa
-Points communs sémantiques
-Santé mentale en accomplissement  

2 Santé mentale et position du Soi

-Schizophrénie 
- Paranoïa 
- Points communs sur le plan sémantique 
- Santé mentale en cours d'acomplissement

3 Espace « dehors & dedans »
-Monde intérieur et monde extérieur
-Exister (être hors)  

4 Temps « avant et après »
-Antérieur et postérieur
-Concernant le temps « intérieur »
-Concernant le temps « extérieur »
-Les « bouts du temps »
-« Hors du temps » sans « tomber dedans »
-Retournement temporel et conservation de l’espace

5 Présence du Soi
-Rapport avec schizophrénie et paranoïa
-Le Soi  n’est pas narcissique
-Communication avec soi-même et « ballet systémique »
-Juste une sorte de stretching de la pensée  

Bibliographie  

 

 

Il n’est pas sensé ressortir de cette réflexion des « solutions toutes faites », ni des « vérités » absolues, mais seulement une possibilité d’assouplir notre regard sur des notions souvent envisagées avec trop de rigidité. Finalement, il s’agit là d’une sorte de « stretching mental » afin de relâcher quelques raideurs intellectuelles nuisant à nos réflexions habituelles. Le but ici n’est pas d’accéder à des vérités, mais seulement de nous autoriser une souplesse de la pensée. D’une certaine façon, cette publication complète celle d’août 2008 portant sur l’« Eloge de la différence ».

Pareillement, concernant les notions « d’existence », « d’espace » et de « temps », ce document ne propose rien qui pourrait être considéré comme « une vérité », mais seulement un regard original s’appuyant simplement sur « ce qui est dans notre langage », dans nos habitudes ordinaires. Cela suffit à nous donner le vertige et à imprimer à notre réflexion quelque impérative souplesse… et peut être quelques lucidités supplémentaires. J’y adjoindrai quelques considérations philosophiques que nous devons à Bergson, Merleau-Ponty, Abbott, Lao Tseu, Spinoza, Descartes ou Leibnitz ou d’autres, scientifiques, telles que la « non séparabilité », le « principe d’incertitude », ou le « retournement temporel ». Ces données ne constituent en aucun cas des preuves concernant notre propos, mais contribuent seulement à notre interpellation et à notre réflexion.

Notre réflexion se doit avant tout d’être conduite par le bon sens, mais par un bon sens qui « regarde avec précision » et qui ne se laisse pas emmener dans des présupposés aveuglants nous faisant « seulement voir ce que nous nous attendons à voir » ! Il s’agit plutôt là d’un bon sens qui sait « regarder » ce qui se présente à nos yeux ou à notre conscience. « Regarder », c’est « garder à nouveau ».  « Respecter » c’est accepter d’être « à nouveau spectateur » (du latin respectus formé de « re » et « spectus » spectacle), c’est « porter une nouvelle fois son attention sur »… C’est « ne pas s’arrêter à une simple première impression » (même si celle-ci comporte également des richesses) et offrir un nouveau regard sur ce que nous avons déjà vu.

« Paranoïa » et « schizophrénie » ! Voici deux mots d’un usage fréquent en psychologie, qui vont servir de base pour notre réflexion à propos de notions spatio-temporelles. Souvent nous « subissons » les mots de notre langage sans les examiner de près, sans en comprendre l’âme, sans en appréhender la substance.

Les deux mots « Paranoïa » et « schizophrénie » méritaient d’être entendus avec des nuances permettant de les démystifier… pour ne pas dire de les « dédiaboliser ».  

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1   Ne pas subir les mots : les bichonner !

Ce qui donne sens aux mots, ce n’est pas seulement la convention autour de laquelle on s’est accordé et dont on trouve quelques définitions dans des dictionnaires généraux ou dans les dictionnaires spécialisés, mais aussi leur construction, leur histoire, leur étymologie.

Nous trouvons ainsi, sans aucune intellectualisation ni aucune pédanterie, par quel mécanisme de pensée l’humain a choisi de nommer une chose, et ce que cela suppose d’intuition en lui, quant à la nature de cette chose qu’il désigne.

Pour nous mettre en appétit, avant d’aborder nos deux mots, examinons comment trois peuples ont « choisi » de désigner l’idée que « nous accédons au sens ».

Nous trouvons ainsi un français qui dit « comprendre » (il « co-prend », c'est-à-dire « prend avec l’autre »), un anglais qui dit « understand » (il « under-stand », c'est-à-dire « se tient en dessous »), et un allemand qui, de son côté, énoncera « verstehen », annonçant ainsi implicitement qu’il « se tient debout en face » (« ver-stehen » où « ver » affirme le « stehen » signifiant « se dresser », « être debout »). L’un « prend avec », l’autre « se tient en dessous », l’autre encore met un soin particulier à « être debout ». Naturellement il y a une grande pertinence dans les trois et, pour accéder au sens, on pourrait même dire qu’ils se complètent : partager, être humble, s’affirmer. Ces trois qualités, si elles sont présentes simultanément,  montrent une attitude d’assertivité qui exprime une profonde qualité de la communication entre les êtres.

Voici, sur une simple signification, le constat que chaque culture énonce la chose en fonction d’une construction qui ne rend pas forcément ces mots équivalents. Cela peut rendre les traductions difficiles car les mots ne sont pas « habités » par la même histoire, par le même mécanisme cognitif qui leur a donné naissance. L’art d’un vrai traducteur est de suffisamment maîtriser deux langues pour rendre le sens de façon optimum, en tenant compte de cela avec subtilité…la tâche n’est pas aisée.

Il n’y a pas un des trois mots ci-dessus qui soit plus représentatif de l’exactitude que l’autre. Ils sont tous très intéressants et tous justes. Ils nous font simplement percevoir la « réalité » sous des angles différents : il est juste, pour signifier qu’on « accède au sens », de « prendre avec » autant que de faire preuve d’humilité en « se tenant en dessous », autant que de s’affirmer en « faisant face, debout ». Un peu comme si plusieurs langues prenaient chacune un élément d’un « puzzle psychique » et que leur ensemble représentait simplement une réalité plus vaste.

Naturellement il ne s’agit pas de ne prononcer que des mots dont nous aurions soigneusement analysé les sources historiques, car ce qui fait valeur dans le langage, c’est aussi la spontanéité et surtout le non-verbal qui accompagne ces « objets verbaux ». Ce non verbal est si important qu’il peut changer le sens d’un mot au point de lui faire signifier le contraire. Un simple « merci » peut signifier une extrême gratitude aussi bien que « tu ne perds rien pour attendre ! » selon le ton qui l’accompagne. Certains disent que le non verbal représente 93% de l’information lors d’un échange et que les mots, en eux-mêmes, n’y tiennent que 7% de la place !

Le mot n’est donc pas tout, loin s’en faut ! Pourtant, le mot en lui-même, mérite d’être considéré de près, à chaque fois que nous voulons énoncer quelque chose de précis et que nous souhaitons bien nous faire comprendre. Plus les choses sont délicates à énoncer, plus il est nécessaire de disposer du mot exact.

Il est important aussi de ne pas se laisser passivement envahir par un sens supposé, un sens imaginaire inculqué par des fantasmes collectifs ou par des habitudes sémantiques qui ont fini par vider le mot de sa substance. Celui-ci finit alors par être utilisé à tort et à travers et les choses exactes en deviennent impossibles à énoncer.  

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2      Santé mentale et « position » du Soi

Maslow se désolait qu’on étudie plus la maladie mentale que la santé mentale. Il misait sur le fait de développer le potentiel humain et non de le corriger ou de le débarrasser de quelques mauvaises choses l’encombrant. Il envisageait plus l’idée de « carences » de soi ou d’empêchement de sa propre réalisation, que celle de marques de trauma (voir publication d’octobre 2008 sur Maslow).

Si l’on a souvent défini la nature des symptômes qui permettent de parler de telle ou telle maladie mentale, il est plus rare de signifier ce qu’est la « santé mentale » autrement qu’en imaginant que c’est seulement « l’absence de maladie ». Spinoza disait qu’on ne peut résumer la paix à une absence de guerre, mais qu’il s’agit avant tout d’un état de « l’âme ».

« Car la paix ainsi que nous l’avons déjà dit, ne consiste pas en l’absence de guerre, mais en l’union des âmes ou concorde » Spinoza (œuvre complètes –Traité de l’autorité politique, Gallimard la Pléiade p.954].

Le Dr maria Montessori se désolait également de cette confusion : « Ce qu’on entend en général par le mot paix, c’est la cessation de la guerre » (1996, p.26). Elle écrivit  son ouvrage « L’éducation et la paix » en 1949 pour montrer à quel point la paix ne peut se résumer à l’absence de guerre et pour explorer les vraies sources de cela qu’on souhaite tant… sans pourtant jamais l’atteindre durablement. Nous remarquerons surtout qu’elle fit là de nombreux parallèles avec la santé (son domaine de médecin) qui ne peut en aucun cas non plus se résumer à l’absence de maladie.

Nous comprenons bien qu’on ne peut également résumer la santé mentale à l’absence de maladie mais plutôt évoquer une harmonie du Soi, ou de l’être, ou de l’âme… comme vous voudrez (mais pas de l’ego, bien sûr).

Nous remarquerons même que l’absence de symptôme peut parfois être un signe de « détresse ». Il se trouve qu’une personne présentant un symptôme est généralement en train de mettre en œuvre ce qu’il faut pour restaurer un équilibre intérieur (homéostasie spontanée), alors qu’une personne ne présentant pas de symptômes peut, au contraire, être en situation de refoulement et d’immobilisme (maintient d’un déséquilibre caché). Cette dernière se trouve finalement plus vulnérable que la personne perturbée qui, elle au moins, met quelque chose en œuvre pour accéder à ce qui est en elle. De ce fait, l’absence de symptôme peut aussi être l’expression d’une « pathologie », si on choisit de l’appeler ainsi… mais je dirai plus volontiers « d’une plus grande vulnérabilité » ! Même si ce n’est pas systématique, la santé mentale ne peut se réduire à une absence de symptôme. Maslow disait même :

« Une personne qui se soumet volontiers aux forces de distorsions présentes dans  la culture (c'est-à-dire un sujet conforme aux normes établies) peut parfois se révéler moins saine qu’un délinquant, un criminel ou un individu névrosé prouvant par ses réactions qu’il possède suffisamment de courage pour défendre son intégrité psychique » (2008. p.111)

Par exemple une personne pleine de projets, efficace et active peut se servir de cela pour se couper d’elle-même, alors qu’une autre, dépressive, est en train d’effondrer ses motivations, son énergie et son intérêt, souvent pour restaurer une sensibilité à ce qui l’habite, dans le but de trouver ou de retrouver une intégrité de soi plus juste et plus vaste, libre de ce qui pourrait l’en distraire. La première semble plus équilibrée que la seconde, alors qu’elle est en fait plus loin d’un accès vers l’équilibre de sa psyché, plus loin de la vie… la première n’est que dans « l’énergie » et ne goûte pas encore les saveurs de la « vie ». La première est dans le « faire » alors que la seconde se rapproche de « l’être ». Je ne sous-entends pas par là qu’il faille être déprimé, mais simplement que ce n’est pas forcément l’indice d’un déséquilibre, mais souvent celui d’un équilibre en voie de développement, parfois plus avancé que chez quelqu’un d’apparemment « sans problème ».

En regardant les deux termes de psychopathologie « schizophrénie » et « paranoïa » nous allons nous laisser aller à rejoindre Maslow et à examiner l’idée de « santé en marche » plutôt que celle de « maladie à éradiquer ».

2.1Schizophrénie

Ce mot fut choisi et utilisé par Bleuler pour désigner un groupe de psychoses dont le symptôme fondamental est la dissociation. Nous y trouvons l’idée de « désagrégation psychique » et de « perte de contact avec la réalité ». Au-delà de ces définitions, il est intéressant de regarder de plus près la construction du mot « schizophrénie ».

schizo est un élément tiré du grec skhizein signifiant « fendre », « séparer », « partager », « diviser ».
phréni, lui, vient du grec phrên, phrenos signifiant « esprit ».

Le schizophrène est donc un être dont la psyché s’est séparée en plusieurs « morceaux », s’est « dissociée ».

Nous remarquons, en maïeusthésie, que la pulsion de survie conduisant un être à « abandonner » provisoirement une part du Soi… rappelle l’étymologie de « schizophrénie » (séparation dans la psyché), mais sans qu’aucun trouble psychotique n’ait à être envisagé. C’est intéressant de voir l’intuition de Bleuler choisissant un mot qui désigne à ce point une réalité psychique. Sauf qu’il réservait ce mot à des troubles graves, alors qu’il désigne exactement la nature de ce qui se passe dans tout symptôme psychique (voir la publication d’avril  2008 « Psychopathologie »).

2.2Paranoïa

Ce mot qui apparaît en médecine dès 1795, n’est que la reprise du terme allemand « Paranoia ». Ce terme fut inventé par M.Vogel, qui lui-même l’a emprunté au grec « paranoia » signifiant « folie ».

Ce mot désigne la maladie mentale dont le symptôme est un « délire chronique systématisé avec conservation de la clarté et de l’ordre de la pensée ». En effet, contrairement au schizophrène qui perd contact avec la réalité, le paranoïaque réfléchit, observe, analyse, interprète avec finesse et performances. Mais il le fait le plus souvent avec un délire de persécution, de grandeur ou de jalousie.

Emile Kraepelin (1896) désigne par « paranoïaque » une personne de « caractère difficile, délirante, très autoritaire ».

Au-delà de ces définitions, il est alors intéressant d’examiner la construction du mot grec « paranoia » lui-même constitué de :

para, qui est un préfixe ayant  plusieurs sens et qui dans paranoia a le sens de « à côté » (comme dans « paramédical » ou « parapharmacie »).

noïa : qui vient de noos « esprit », « intelligence » désigne la psyché.

Donc « paranoïa » signifie, étymologiquement, « à côté de l’esprit ».

Nous avons donc d’un côté le schizophrène dont l’esprit est séparé (morcelé, clivé, fendu, dissocié) et de l’autre, le paranoïaque qui, lui est « à côté de son esprit ». Mais dans ce dernier cas… qui est « lui » et qui est « l’esprit ». Qu’est ce qui est à côté, et à côté de qui, ou de quoi ?

J’ai plaisir ici à évoquer ces paroles déroutantes de poètes : « bienheureux les fêlés car ils laissent passer la lumière, bienheureux les déments car ils ont cessé de mentir »

2.3Points communs sur le plan sémantique

Nous remarquerons que chez celui dont l’esprit est « séparé » ou « dissocié » (schizo), une part de lui se retrouve « à part », et que chez celui qui est « à côté » (parano), il y a aussi une sorte de « séparation » d’une part de l’être d’avec une autre part de l’être.

Si l’être constitue un ensemble cohérent (approche holiste de Maslow), nous remarquons que « être séparé » revient à être « à côté » et « être à côté » revient à « être séparé ». De plus, il s’agit de « qui » « à côté de qui », ou de « qui » « séparé de qui » ? Il s’agit dans les deux cas de plusieurs « morceaux de la psyché », de plusieurs « parts du Soi » qui, bien qu’en devenir de complétude, se retrouve morcelé.

Je sais bien, naturellement, que les deux mots « schizophrénie » et « paranoïa » ne définissent pas les mêmes symptômes (je les ai énoncés plus haut), mais il est étonnant que nous trouvions ce lien entre eux où « séparé » et « à côté » vont de paire.

Cette notion de « séparé » ou de « à côté » se retrouve d’ailleurs dans le terme « aliéné », trouvé par Philippe Pinel1 en remplacement du terme « fou » en usage à son époque. « Fol » signifie étymologiquement « soufflet », « outre vide » et Pinel ne pouvait se résoudre à ce qu’il n’y ait pas d’« être » chez les malades dits « fous ». De même que Karl Jaspers², bien plus tard, estimait que dans la santé mentale ou la maladie mentale, « l’esprit est toujours là ». Pinel préféra le terme « aliéné » définissant que l’individu est devenu étranger à lui-même (« alien » signifiant simplement « étranger »… et donc qu’il n’y a pas « rien »).

1-Le docteur Philippe Pinel (psychiatre du XVIIIe siècle, 1745-1826), avait remplacé le mot « fou » par « aliéné », considérant que les malades mentaux étaient plus « étrangers à eux-mêmes » que « vides ». A cette époque ceux-ci étaient enfermés et enchaînés dans leurs cellules. Il les a libérés des chaînes (matérielles) et de leurs cellules. Il a considérablement amélioré leur condition et leur traitement.

2- Karl Jaspers, qui nous laissa une psychopathologie qui fait encore référence, nous dit : « Dans la vie psychique malade comme dans la vie saine, l’esprit est présent » (2000, p274)

Ces notions de « séparé » ou de « à côté » indiquent bien un processus dans la psyché que nous sommes tellement habitués à rencontrer en maïeusthésie. En maïeusthésie, nous ne considérons pas tant les « conflits intérieurs » que la « sage mise de côté » d’une part de soi, faute d’une maturité suffisante pour l’intégrer. Le Soi se retrouve ainsi temporairement amputé d’une part de lui-même qu’il retrouvera ultérieurement, grâce à l’interpellation que lui fourniront les symptômes (voir ma publication d’avril 2008 sur la psychopathologie).

2.4Santé mentale en cours d’accomplissement

En fait, l’homéostasie (ce qui tend à nous faire revenir à l’équilibre) est réalisée par les symptômes, qu’il convient d’accompagner, plus que de les combattre. Grâce à eux, ces parts du Soi mises à l’écart auront tendance à ressurgir et à revenir à leur juste place, afin de restaurer l’équilibre nécessaire.

Ce qui est dénommé « psychopathologie » et qui entrave réellement la vie (certaines sont très invalidantes), mériterait d’être aussi considéré sous un angle nouveau : celui de la pertinence et non celui du disfonctionnement (mise à part les troubles neurologiques, dont la composante est avant tout somatique, et dont le soin ne peut être que médical ou psychiatrique).

Ces « à côté de » ou ces « séparé de » méritent ainsi d’être considérés sous un angle nouveau. Il est étonnant que nous trouvions dans le simple contenu des mots des réponses que la théorie ne montre pas, mais que l’observation phénoménologique montre clairement. Il faut cependant se libérer de certains principes habituels, pour voir ce qui se montre naturellement à nous. Beaucoup de choses peuvent nous être invisibles, quand bien même nous les avons devant nos yeux, si nos systèmes de décodages ne nous ont pas appris à les voir et à les reconnaître.

Maurice Merleau-Ponty nous met en garde sur la fiabilité de nos perceptions et même sur la fiabilité de notre  « penser ». Selon lui « penser » est…

« Un contrôle expérimental où n’interviennent que des phénomènes hautement travaillés et que nos appareils produisent plutôt qu’ils ne les enregistrent » (L’œil et l’esprit – Gallimard Folio plus, 2006, p8)

Quant à Maslow, il nous met en garde aussi sur les illusions de vérité :

« Il est dangereux de voir dans le monde ce que nous y avons mis au lieu de ce qui s’y trouve réellement » (Maslow, 2006, p.353)

Quant à Descartes il nous met en garde contre le miroir illusoire des théories complexes nous éloignant du bon sens :

« …d’abord recueillir sans distinction les vérités qui se présentent d’elles mêmes… » (Règles pour la direction de l’esprit Règle VI, 1999, p.55) « La plupart des hommes croient ne rien savoir quand ils trouvent à quelque chose une cause tout à fait claire et simple, tandis qu’ils admirent les théories sublimes et profondes des philosophes, quoique le plus souvent elles reposent sur des fondements que personne n’a jamais suffisamment examinés » (Règles pour la direction de l’esprit, Règle X 1999, p.68) .

Tout en mettant en valeur l’imagination et la valeur des hypothèses (même farfelues en apparence) qui en découlent Descartes ajoute :

« Le secret de toute la méthode consiste à regarder avec soin en toute chose ce qu’il y a de plus absolu » (Règles pour la direction de l’esprit Règle VI 1999, p.54) « Certes l’entendement seul est capable de percevoir la vérité ; mais il doit être aidé cependant par l’imagination, les sens et la mémoire, afin que nous ne laissions de côté aucune de nos facultés » (Règles pour la direction de l’esprit Règle XII, 1999, p.75) « Toutes les notions que nous composons de cette manière ne nous trompent pas en vérité, pourvu que nous ne les jugions que probables et que jamais nous ne les affirmions comme vraies » (Règles pour la direction de l’esprit Règle XII, 1999, p.85) .

Le plus souvent, nous ne voyons que ce que nous nous attendons à voir compte tenu de ce qu’on nous a enseigné. L’art du chercheur est d’avoir des intuitions, ou plus exactement une lucidité, lui permettant de voir ce qui est en dehors des cadres convenus par les discours habituels. Toutes les hypothèses sont utiles tant qu’on ne les considère que comme des hypothèses rendant fructueuse notre réflexion. La pensée doit être libre des idées convenues et oser s’échapper du sillon tracé… ce que nous dit le mot « délirer » (du latin delirium venant de delirare signifiant littéralement « sortir du sillon » et ayant été pris au sens figuré de « perdre la raison »). Justement, « sortir du sillon » est essentiel pour trouver des nouveautés et il n’y a aucune folie à cela, bien au contraire.

Nous allons donc « sortir du sillon », tout en écoutant le sens précis de quelques mots, afin d’accéder à des précisions qui nous sont habituellement imperceptibles.

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3   Espace « dehors & dedans »

Puisque nous venons d’examiner les mots « schizophrène » et « paranoïaque » comme ayant un rapport avec l’espace, la séparation et le positionnement, commençons par examiner comment l’individu se situe par rapport à l’espace. Puis, après, nous examinerons également son positionnement par rapport au temps.

3.1Monde intérieur et monde extérieur

Ce qui est séparé, c’est d’une part l’individu ayant une part de lui-même qui n’est pas intégrée en lui, mais aussi le monde qu’il perçoit « autour de lui » qui est séparé du « monde intérieur » qui est en lui. Sa santé mentale revient à sa façon de gérer les rapports entre le « monde extérieur » et le « monde intérieur », autant que de gérer les rapports entre ses différentes parties de soi qui ont été plus ou moins séparées les unes des autres.

Chez le psychotique, il y a difficulté à percevoir le monde extérieur. Alors il remplace celui-ci par ses perception intérieures qu’il prend pour la réalité extérieure (d’où les hallucinations). Il « voit le monde extérieur » en projetant sur lui son « monde intérieur ».

Chez le borderline, c’est le contraire. Il y a un manque de monde intérieur et il remplace celui-ci par le monde extérieur qui vient compenser son vide (nous trouvons là la source de différents types d’addictions). Il se manifestera avec une avidité dans le but de compenser ses vides qui, naturellement ne peuvent ainsi qu’être compensés sans jamais être comblés. En effet ce qui lui manque de « lui-même », en lui, ne peut être remplacé par des « choses » de l’extérieur. Il ne s’agit que de temporaires béquilles qui demandent un continuel renouvellement… mais qui cependant aident à vivre en attendant une réelle intégration de soi.

Chez le névrotique, nous trouvons un conflit entre le monde extérieur et le monde intérieur qui va se gérer tant bien que mal pour compenser ou dissimuler les tensions qui en résultent. L’individu construit alors un ego (un moi) lui permettant d’être au monde avec une gestion plus ou moins satisfaisante de ces conflits. Le moi gérant son profit personnel, le surmoi va gérer ses excès, tenant lieu de « prothèse de conscience » en attendant une réelle harmonie du Soi dans le monde.

Il faut savoir que le fait de fractionner ainsi le monde en une « moitié intérieure » et une « moitié extérieure » (monde intérieur et monde extérieur) ne fait pas tout à fait l’unanimité en psychopathologie.  Selon Fritz Perls (fondateur de la Gestalt-thérapie) c’est même une source de confusion en psy (Perls 2009, p34). Pour lui « il ne saurait y avoir aucune vision sans objet à voir et sans œil pour le voir » (ibid), et donc l’intérieur et l’extérieur sont interdépendants. Fritz Perls souligne que la psychologie « ne peut étudier aucune structure en soi, car l’étude du fonctionnement humain ne peut se faire qu’en tenant compte du milieu dont il fait partie » (ibid). Au lieu de considérer ces deux mondes intérieur et extérieur, le Gestaltiste va même  considérer leur contact (zone frontière qui en même temps les sépare et les unis) comme étant plus important que ces mondes eux-mêmes (je consacrerai ma prochaine publication, en mai, à la Gestalt thérapie).

Ainsi, ce serait la façon de gérer la séparation des mondes intérieurs et extérieurs qui fait la psychopathologie ou la santé mentale. Ce n’est donc pas seulement la séparation de la psyché, ou le fait d’être « à côté de soi », même si les deux sont un peu liés.

Pour un individu, nous trouvons donc à la base l’idée de séparation du monde intérieur et du monde extérieur. Cela le conduit aussi à être « partagé » en ce sens qu’il ne sait pas toujours où il doit prendre sa référence : doit-il prioriser ce qui est en lui, ou bien ce qui est autour de lui, pour expliquer ce qu’il ressent et gérer sa vie ou sa survie ?

Il se trouve qu’on ne nous a jamais vraiment appris à « entendre » ce qui est en nous. Peu de personnes ont ce talent d’écouter en soi-même, de faire confiance à cette perception intime comme outil de leurs recherches. De telles personnes passent quelque fois pour des illuminés (et il arrive que ce soit le cas), mais des êtres de référence ont fonctionné ainsi, et ont osé une pensée qui n’était pas la pensée commune, tout en étant respectueux de la pensée d’autrui.

Très respectueux de la pensée d’autrui, René Descartes disait :

« … la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies et ne considérons pas les mêmes choses » (Le discours de la méthode, 2000, p.29).

Il se sent alors libre de penser par lui-même :

 « Je suis né, je l’avoue, avec une tournure d’esprit telle, que le plus grand plaisir de l’étude a toujours été pour moi, non pas d’écouter les raisons des autres, mais de les trouver par mes propres moyens » (Règles pour la direction de l’esprit, Règle X, 1999, p.69). « Mais après que j’eus employé quelques années à étudier ainsi dans le livre du monde, et à tâcher d’acquérir quelque expérience, j’ai pris un jour résolution d’étudier aussi en moi-même… » (Le Discours de la méthode, Descartes, 2000, p.40).

De son côté, Abraham Maslow :

« Je crois aussi ceci : plus la vérité est pure, et moins elle est contaminée par de doctrinaires dont l’esprit est formaté à l’avance, mieux ce sera pour l’avenir de l’humanité » (Maslow, 2008, p.36) « Je me suis choisi comme tâche de ˝spéculer en toute liberté˝, de théoriser, de jouer avec les intuitions et les pressentiments et, en général, de tenter d’extrapoler vers l’avenir » (2006, p.24)

Pour correctement  gérer ce rapport entre le monde extérieur et le monde intérieur, il ne suffit pas forcément de mieux comprendre le monde extérieur, mais aussi de mieux comprendre notre monde intérieur. L’accent a hélas fortement été mis, dans l’éducation, sur le fait d’étudier et d’appréhender ce qui est à l’extérieur et rarement sur le fait d’appréhender ce qui est à l’intérieur.

Le pire est que ce qui est en nous est considéré comme « subjectif » (c'est-à-dire non fiable) et ce qui est autour de nous est considéré comme « objectif » et donc digne d’étude et d’observations. Nous avons pour habitude de placer nos certitudes dans ce qui est « objectif » et ce qui est plus fluctuant et moins fiable dans ce qui est « subjectif ».

Là encore, arrêtons nous un instant sur les mots « objectif » et « subjectif » : l’un désigne ce qui à trait à l’objet et l’autre ce qui a trait au sujet. Dans l’usage courant de ces mots, nous passons souvent à côté de cette simple évidence et tendons à penser que « ce qui est objectif est fiable » et que « ce qui est subjectif ne l’est pas »… serait-ce là penser que les objets sont plus fiables et les êtres ? N’avons-nous pas là une explication au fait que nous soyons plus souvent relationnels (l’objet information compte plus que l’individu) que communicationnels (l’individu compte plus que l’objet information) [voir publication de septembre 2001 « Assertivité »]. Une sorte de dérive vers une espèce de « culte de l’objet » nous faisant perdre l’essence des échanges humains et peut être même sa simple visibilité. Comment voir des êtres si nous ne regardons que des objets !

Si toutefois nous pouvons nous accommoder d’une telle dérive dans la vie quotidienne (nous aurions cependant tout à gagner à nous y prendre autrement), cette dérive est inacceptable en psy.

Nous remarquerons avec attention que la psychanalyse parle de « l’autre » comme d’un « objet » et en vient même à parler « d’amour objectal » pour parler de l’élan libidinal se tournant vers autrui ! Il est vrai que la libido n’a rien à voir avec l’amour puisque qu’elle est un élan qui consiste à « se nourrir » de l’autre, à « l’utiliser », et non un élan qui porte à le « rencontrer ». Nous aurions beaucoup à développer à ce sujet mais nous avons ici d’autres propos à considérer. (voir la publication de mars 2005 « Libido, amour et autres flux » )

3.2Exister (être en dehors)

Ces notions d’intérieur et extérieur sont si importantes que même le mot « exister » y fait référence par son étymologie.

Exister vient du latin ex-sistere (de ex l’extérieur, sistere se tenir, être placé). C’est à dire « être à l’extérieur ». Il y a aussi son équivalent d’origine grecque qui est le mot extase (de ek à l’extérieur, sta position, station, stabilité…) Littéralement, cela signifie également « se tenir à l’extérieur »).

Nous remarquerons aussi le mot présent venant du grec « prea-esse », c'est-à-dire « être devant ». Mais il ne dit pas « devant quoi » pas plus que le « ek » de extase ou le « ex » de exister nous disent « à l’extérieur de quoi ».

Doit-on ainsi « sortir du monde extérieur », ou bien « sortir de notre monde intérieur », ou bien s’agit-il d’autre chose ? Si nous devons « être devant », nous devons « être devant quoi » pour être présent ? Peut être devant notre « paraître », devant notre « statut », devant notre « ego » ou devant notre « imago » afin de gagner en authenticité, de gagner en congruence ? Continuons notre exploration en considérant aussi notre positionnement par rapport au temps.

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4   Temps « avant & après »

4.1Antérieur et postérieur

Nous allons maintenant parcourir un petit moment de folie, et sans doute « sortir du sillon ». Pourtant, nous ne ferons que parcourir des évidences… conduisant cependant à l’inverse de notre conception habituelle !

Concernant l’espace, nous venons de voir que sont considérés le monde intérieur et le monde extérieur. Entre les deux se trouve l’espace transitionnel nommé ainsi par Winnicott. Bien sûr il s’agit alors d’espaces considérés sous l’angle psychique.

Il se trouve que la notion d’extérieur et d’intérieur ne concerne pas que l’espace, mais aussi le temps, que d’ailleurs nous nommons de façon quasi spatiale, en disant d’une époque qu’elle est antérieure ou postérieure (c'est-à-dire « devant » ou derrière »). Néanmoins, nous ne savons « habiter » que le présent (quoique !) et peinons souvent à nous situer par rapport à l’avant et à l’après de ce présent.

Quoi de plus simple et de plus naturel, pour parler du temps, que d’utiliser les mots « antérieur » et « postérieur » afin d’évoquer les différentes époques ? Il est pourtant curieux qu’on ne s’arrête pas un instant pour s’interroger sur le bien fondé de cette terminologie. Comment en est on arrivé à dire d’une époque passée qu’elle est « antérieure » et d’une époque ultérieure ou future qu’elle est « postérieure » ?

Si nous regardons bien, « antérieur » désigne généralement ce qui est « à l’avant » et « postérieur » désigne ce qui est « à l’arrière ». Nous parlons par exemple chez un animal des membres antérieurs pour désigner les pattes avant, et des membres postérieurs pour parler des pattes arrière. Quand nous parlons de notre « fondement » sur lequel nous pouvons nous asseoir, le langage populaire parle aussi de notre « postérieur », ou de façon plus populaire de notre « derrière ».

« Aller vers le futur » est souvent désigné comme « aller de l’avant ». La question qui se pose alors est de savoir comment le futur peut-il en même temps « être devant » et « être postérieur » ? Comment en arrivons-nous à dire que « aller de l’avant », c’est « aller vers ce qui est postérieur » ?

S’agit-il de simples conventions verbales culturelles ? S’agit-il d’erreurs sémantiques ou linguistiques ? Ou bien s’agit-il d’un sens caché très pertinent qui nous échappe, parce que nous n’y regardons pas avec assez d’acuité et nous servons des mots sans y réfléchir ? Je pencherai avec un a priori pour la dernière possibilité. Il convient mieux d’en chercher le sens que de tenter d’en démontrer l’erreur.

Dans la revue « La recherche » de septembre 2008 (p.46), Raphaël Nunez*, nous rapporte les travaux d’anthropologues et des linguistes, qui ont étudié la langue aymara en Bolivie. Ils ont découvert que cette langue parle d’un passé « devant » et d’un futur « derrière ».

*professeur associé au département de sciences cognitives de l’université de Californie à San Diego

Ce peuple bolivien joint le geste à la parole en désignant l’espace de devant avec la main pour montrer le passé, et l’espace de derrière pour montrer le futur, arguant qu’on ne regarde pas vers ce qui n’existe pas.

Ceci fut pointé comme une exception linguistique. Pourtant, nous n’en sommes pas si loin avec notre « antérieur » et notre « postérieur », même si nous ne joignons pas le geste à la parole.

Naturellement si nous regardons de près, le passé a existé avant le présent, et bien sûr aussi avant le futur. Se produisant « avant », se produisant « en premier », il est juste de le dire antérieur puisqu’il est « avant », pour ne pas dire « devant », ou « premier ». Quant au futur, il se produit « après », « plus tard » et se trouve relégué « derrière », puisqu’il est « après » et ne fait que « suivre », ne fait qu’arriver « ensuite ». Il est naturellement évident que le futur ne fait que suivre le passé.

Le « train du temps » se trouve donc alors avec le passé pour locomotive et avec le futur comme wagons de traine ? Le futur se retrouverait ainsi « tracté » par le passé ?

S’il nous reste quelques pensées raisonnables, nous ne pouvons qu’être heurtés par un tel propos… qui ne fait pourtant que reprendre le langage courant, mais sans l’utiliser machinalement.

Il se trouve pourtant dans cette apparente contradiction plus de justesse qu’il n’y paraît : Le passé n’est il pas ce qui engendre le futur, comme si ce dernier en « tirait les substances » pour réaliser une construction de soi ? N’est-ce pas sur le passé que le futur prend forme ? S’il semble délicat de dire que le passé est le moteur du futur, il en est au moins la ressource. Notre perception actuelle ne s’appuie-t-elle pas essentiellement sur nos expériences antérieures qui, pareillement à des lunettes portées sur l’avant de notre nez, nous feraient voir le monde de telle ou telle couleur ? Sans ces expériences antérieures, que serions nous capables de percevoir du présent ou d’imaginer du futur ? Ainsi le passé n’est-il pas finalement un peu moteur du présent et du futur, et ne les entraine-t-il pas dans une réalisation qui dépend de lui ?

Pourtant, nos projets (le futur) déterminent aussi notre présent qui se retrouve ainsi avec des « causes ultérieures » (on nomme cela « téléonomie »), du moins en termes de motivations. Pourtant, ces projets ne peuvent prendre corps qu’avec un passé qui les porte à surgir dans notre conscience.

Ces apparentes contradictions peuvent nous conduire  à expliciter un certain regard sur le temps. Pour y parvenir, nous distinguerons le « temps intérieur » dont il résulte notre construction du soi et qui se trouve « en nous », et le « temps extérieur » qui est ce qui se produit « hors de nous ».

De même qu’il y avait deux espaces, il pourrait y avoir deux temps : celui du « dehors » et celui du « dedans ».

4.2Concernant le temps « intérieur »

Ces notions heurtant notre logique habituelle, je mettrais quelques illustrations pour accompagner mon propos.

Du point de vue de la construction de soi, pour comprendre cet imbroglio, imaginons un collier de perles s’emboitant les unes dans les autres et où une perle nouvelle viendrait s’ajouter derrière, à chaque fois que la première avancerait d’un cran. La première serait la première mise en place et, bien qu’appartenant au passé, se trouverait toujours à l’avant. Les autres s’ajoutant au fur et à mesure feraient  partie d’abord du présent, puis ensuite du passé. Elles s’ajouteraient chaque fois derrière la précédente. Nous aurions ainsi, dans cet édifice linéaire, le « passé » (ce qui est initial) devant le présent. Ce qui est « initial » se retrouvant ainsi « antérieur ». Dans cet exemple, le présent est représenté par la dernière perle du collier en train de s’ajouter à l’édifice. Sur le collier, nous voyons bien que les perles qui arrivent « avant » sont bien « antérieures », et que celles qui arrivent « après » (plus tard, dans une époque ultérieure) sont bien « postérieures », c'est-à-dire à l’arrière du « train de perles ».

Dans cet exemple, nous avons la perle « initiale » qui avance d’un cran « vers le futur », et suit ainsi ce qu’on appelle la « flèche du temps », mais dans la construction qui en découle, les éléments nouveaux se retrouvent à chaque fois « à l’arrière » de la construction et sont donc postérieurs aux premiers. Nous avons ici le collier qui se « déplace dans le temps », du passé vers le futur. Si dans ce cas le futur semble « devant », les nouveaux éléments du collier, eux, s’ajoutent « derrière ». Dans le « temps intérieur », c’est un peu comme si l’être initial était toujours devant, c'est-à-dire « antérieur ».  

  L’être antérieur « entraine » l’être postérieur qui vient s’ajouter

Concernant le rapport de l’individu avec  le « temps extérieur », nous devons cependant admettre que cette supposition selon laquelle c’est l’individu qui se déplace dans le temps n’est pas la seule possibilité … et même n’est pas juste si l’on s’en tient à notre terminologie. Comme nous allons le voir un peu plus loin, nous pouvons aussi imaginer un individu fixe avec un temps qui s’écoule… venant de « derrière lui » pour s’écouler « devant lui », où finalement ce qui est « à venir » vient de « derrière », et ce qui est « passé » s’écoule « devant » (comme l’eau d’une rivière quand, posté sur un pont, on se tourne vers l’aval). Dans ce cas, au fur et à mesure de cet écoulement, l’individu reste « fixe », mais il accumule « derrière lui » une richesse lui venant de cet écoulement, lui permettant d’étoffer sa propre dimension et contribuer à sa maturité. Il accumulerait cette richesse « derrière lui », comme dans le schéma ci-dessus. Mais cette fois-ci le collier de perles serait fixe et s’allongerait simplement de plus en plus à l’arrière. Nous avons dans tous les cas ce qui est initial en première position (devant) et ce qui vient « après » se trouvant « derrière ». Mais ici, ce qui est initial ne « tracte » pas ! Ce qui est initial « retient » plutôt ce qui « arrive ensuite » afin que cela ne parte pas vers l’aval.

Il pourrait en être ainsi dans la structure psychique où ce qui est initial reste premier et ce qui est ultérieur s’ajoute derrière. Tout cela comme si notre « noyau fondamental » était « plus en premier » que tout ce que nous y avons ajouté, comme si ce que nous étions initialement était le « moteur » de ce que nous devenons ultérieurement. Mais il s’agit plus d’un moteur qui « retient » que d’un moteur qui « tracte » !

Nous nous garderons bien cependant d’affirmer que la structure psychique est linéaire… ni même qu’elle est spatiale… ni même temporelle. Concernant le plan psychothérapique, j’ai écris mon prochain ouvrage sur cet aspect de la psyché qui ne peut être résumé ni en termes spatiaux (topiques) ni en termes temporels (chroniques ou chronologiques). Cependant le temps peut être un moyen d’exprimer son contenu, d’exprimer une expérience vécue. L’usage classique de la mémoire se fait de façon séquentielle, selon une ligne temporelle, alors que la psyché « connecte » les parts d’elle-même selon un autre processus, ni spatial ni temporel, où « tout est disponible en même temps », suivant des lignes d’analogies (patterns) qui ne sont ni chroniques, ni chronologiques. Elle utilise des « raccourcis » qu’on pourrait assimiler à des liens hypertextes sur le net, de sorte qu’on peut « surfer » dans la psyché « comme sur le net ».

Revenons à un propos plus simplement exprimé en prenant deux extrêmes de la vie : dans la construction de l’individu, nous remarquerons que l’enfant est antérieur à l’adulte, et que l’adulte est postérieur à l’enfant.

Curiosité physiologique : les parties les plus récentes dans l’évolution de notre cerveau (néocortex) fonctionnent après les parties les plus anciennes (cerveau limbique). Notre cerveau limbique (cerveau initial, dit « primitif ») avec l’amygdale, perçoit l’environnement et provoque nos réactions, avant même que notre conscience (néocortex, cerveau « nouveau ») n’ait perçu de quoi il s’agit.

C’est lui qui détecte « en premier »… comme s’il était « devant ». En fait son circuit neuronal est plus court et fait réagir le corps avant que la conscience ne détecte de quoi il s’agit (en un millième de seconde). Il capte « en premier » afin d’optimiser les réactions de survie face au danger. (L’intelligence émotionnelle – Daniel Goleman – Robert Laffont J’ai lu- 1997, p.32 à 88). Daniel Goleman rapporte le cas d’une personne sautant dans l’eau pour sauver quelqu’un qui se noie, avant d’avoir perçu consciemment que quelqu’un se noyait. Il se retrouve alors dans l’eau, sans l’avoir consciemment décidé, et même sans savoir tout de suite consciemment pourquoi.

4.3Concernant le temps « extérieur »

Nous venons d’explorer l’idée de « temps intérieur ». Qu’en est-il du temps « extérieur ». Du point de vue de ce qui environne le Soi, il y a deux façons de considérer le « mouvement relatif »  du temps et de l’individu. Nous considérerons soit  le mouvement, soit  l’immobilité de l’observateur.

Temps fixe, sujet mobile

-Si le temps est fixe, et que c’est nous qui nous y déplaçons du présent vers le futur, alors nous avons le futur devant. C’est comme si nous nous déplacions sur un tapis fixe dont les nouveaux espaces à fouler seraient « devant » et ceux sur lesquels nous venons de poser nos pas étaient « derrière ». A ce moment là, les dénominations « postérieur » pour le futur et « antérieur » pour le passé ne fonctionnent plus, car la période future devrait alors être « antérieure » et la période passée devrait être « postérieure » ! Or nous savons qu’on ne peut les nommer ainsi avec notre langage usuel. Cette supposition sur le temps ne fonctionne donc pas avec nos énoncés linguistiques.

Temps fixe, sujet mobile  

Individu fixe, temps mobile

-Si c’est au contraire le temps qui s’écoule alors que nous sommes immobiles, nous avons le futur derrière nous et le passé devant nous. Nous observons clairement (même si ça nous torture un peu l’esprit !) que notre langage a privilégié « notre immobilité dans un temps qui s’écoule », alors que notre logique semble vouloir penser que c’est nous qui avançons dynamiquement dans le temps. Alors les deux principes opposés se télescopent dans notre réflexion qui peine à appréhender de quoi il en retourne vraiment.

Pour illustrer cela, imaginons que nous soyons sur un pont avec, sous ce pont, le « fleuve du temps » qui s’écoule. Cette position immobile n’est-elle pas clairement énoncée par  le mot « maintenant » désignant naturellement le présent ? Ainsi « maintenu », nous regardons en aval, tournant notre regard dans le sens du courant. Le temps à venir est donc en amont, derrière nous, et le temps passé (qui est passé sous le pont) est ensuite devant nous. Nous avons bien le futur derrière (postérieur) et le passé devant (antérieur). Il est amusant aussi de constater que le jeu de la mémoire consiste à « retenir » (tenir une nouvelle fois) ce qui est passé, c'est-à-dire à ne pas le laisser emporter par le « fleuve du temps » au loin de notre « maintenant ».

C’est cette option de la « position immobile du sujet » par rapport à l’« écoulement du temps », que privilégie notre construction linguistique, alors que notre logique intellectuelle semble opter pour l’inverse. L’intellect nous imagine plutôt tournant le nez  vers l’amont, tournant le dos au sens du courant, faisant face au futur et ayant le passé s’éloignant derrière nous. Se tourner ainsi vers le futur reviendrait alors à marcher sur un tapis roulant dans le sens inverse de son déroulement… et à faire du sur place !?  

 

Temps mobile qui s’écoule, sujet fixe

Nous disons couramment que « pour aller vers le futur » il faut « aller de l’avant », mais cela ne correspond pas à nos constructions linguistiques concernant les idées de passé qui est antérieur et de futur qui est postérieur. Si « aller vers le futur » c’est « aller de l’avant », cela voudrait dire que « on avance en allant vers ce qui est postérieur » ? C'est-à-dire que « on avancerait en allant vers ce qui est derrière » ?

Je vous avais bien dit en début de chapitre que nous allions parcourir un moment de délire !

Pire encore ! Nous remarquons même que si le temps s’écoule de cette façon (ce que semble affirmer notre langage) la source est dans le futur lointain, et non dans le passé comme nous aurions tendance à le croire. Nous y reviendrons dans un instant (laissons le futur doucement s’approcher de nous…)

Naturellement, rien de ce qui est ci-dessus ne prétend révéler une vérité sur le temps. Il ne s’agit que de faire des constats, de les poser en l’état, devant soi, puis de laisser notre réflexion (et surtout notre sensibilité et notre intuition) en déduire ce qui émerge, sans pour autant prétendre à quelque vérité que ce soit. C’est dans cet esprit que nous pouvons nous autoriser à aller un peu plus loin.

4.4Les « bouts du temps »

Si le temps s’écoule, finalement, vers où, ou vers quoi va-t-il ? Une rivière, elle, va à la mer ! Mais le temps ? Si nous étions sur un quai de gare, et si nous avions un train qui vient de dernière nous, nous aurions derrière nous les wagons à venir, et devant nous les wagons passés. Nous saurions sans peine que l’ensemble du train va d’abord à la prochaine gare, puis au terminus. Nous disons bien de ce qui est antérieur que c’est « passé », comme l’eau de la rivière ou le train qui s’éloignent désormais de nous (vers l’avant puisqu’ils sont « antérieurs ») ! Mais le temps ? Où va-t-il ? …si toutefois il va quelque part !  

Nous pouvons tout aussi bien nous demander « d’où vient-il ? ». Sans pouvoir non plus répondre à cette question, nous remarquerons cependant que sa source est en amont, dans le futur ! Même si cela peut sembler plus que curieux, toute notre terminologie exprime les choses « comme si le temps nous venait du futur, comme si l’origine du temps était dans le futur et non dans le passé ». Naturellement je ne me hasarderai pas à interpréter une telle chose, je ne fais que la constater ! Ce qui semble si curieux avec le temps nous semblera naturel concernant la rivière s’écoulant depuis l’arrière vers le devant (pendant que nous regardons en aval l’eau passée). Nous savons, sans en être surpris, que sa source est derrière, en amont.

Voici une curieuse logique de dire que la source du temps est dans le futur ! Pourtant, si nous nous en tenons aux mots, aux terminologies utilisées pour désigner le temps, ça ressemble à ça ! Il n’est pas étonnant que nous ayons négligé de regarder ces mots de plus près, car ils heurtent franchement notre logique. D’un autre côté quel sens cela peut-il avoir auquel nous n’aurions pas fait attention ? Il semble que le peuple bolivien aymara, cité plus haut, ait à ce sujet posé plus clairement sa conscience.

Peut-être aurons-nous un éclairage complémentaire avec le mot « futur » ? Ce mot vient de la racine indo européenne « bhew  », « bh  », signifiant « croître » (Le Robert, dictionnaire historique de la langue française). L’écoulement du temps impliquerait donc une croissance (sans doute notre propre croissance). Cela ne heurte pas notre bon sens. Un être biologique qui « grandit » ne fait qu’aller occuper l’espace qui est le sien (selon sa nature et son espèce) et réaliser la structure organisée qui est la sienne. Devenant adulte, l’embryon « va » vers « ce qu’il a à être ». Il ne se développe pas anarchiquement et ne fait pas qu’accumuler des « trucs » qui s’ajoutent n’importe comment. Il se développe, il croît vers ce qui est sensé être sa propre nature. Il ne croit pas n’importe comment et pourtant ce qu’il devient n’est pas totalement prévisible (loin s’en faut).

Puis au-delà de cette croissance, à un moment, le processus change et même s’arrête. L’individu termine son existence. Son ex-sistere, son fait d’« être en dehors » se termine et c’est, finalement, un peu comme s’il cessait d’être « en dehors du temps » pour finalement « le rejoindre ». De « ex-sistere », il passe à « in-sistere ». Voilà une réponse possible à la question posée plus haut concernant le mot « exister » (« ex-sistere », avec ex « hors de » et  sistere « être placé », « s’arrêter », « se tenir »). La question était « hors de quoi ou hors de qui ? » Nous pouvons dire ici « hors du temps ». Curieusement, « être dans le présent » (dans le « prae-easse », dans le « être devant ») pourrait signifier « être hors du temps » et « finir sa vie » pourrait signifier « être dans le temps », pour ne pas dire « habiter le temps », au lieu de simplement le regarder s’écouler depuis notre pont.

De même que nous avions « l’espace intérieur » et « l’espace extérieur », nous avons là une position soit « dans le temps », soit « hors du temps » et curieusement, la position « hors du temps » serait celle de notre existence quotidienne, de notre vie ordinaire. La fin de la vie n’étant finalement que de « rejoindre le temps »  et se retrouver « dans le temps » (comme dans un « lieu », si on veut en donner une image approximative, où « tout serait là en même temps » (mais le mot « temps » n’y aurait plus de sens).

Finir sa vie reviendrait ainsi à « quitter le présent », à quitter le « maintenant », c'est-à-dire à « quitter ce qui nous maintient ». Un peu comme si, aux yeux de ceux qui sont sur le pont, nous « tombions dans le temps qui s’écoule », pour rejoindre ce que, ceux qui sont sur le pont, appellent « le passé » (leur passé). En fait ceux du pont restent immobiles (maintenus) et celui qui est « tombé », désormais, se déplace avec le fleuve, mais de ce fait, pour lui, le fleuve ne s’écoule plus, il le porte. Nous pouvons illustrer cela un peu à la façon de quelqu’un qui, tombant du pont, serait entraîné par le courant de la rivière (l’idée n’est pas très confortable et nous aimerions alors qu’on nous tende une bouée !… mais c’est quoi une bouée temporelle ?). Nous imaginerons avec moins de craintes que nous montons dans le train que nous ne faisions que voir passer en gare ! (pourtant, à moins d’être très aventurier,  un tel voyage, dont nous ne connaissons pas la destination, ne serait pas si confortable non plus !)

Ça, ce serait  ce que voient ceux qui sont dans le « maintenant » du pont sous lequel s’écoule le fleuve du temps (ou sur le quai à côté duquel passe le train). Par contre pour celui qui « tombe », ou plutôt pour celui qui n’est plus dans le « maintenant », celui qui, au fond, n’est plus « maintenu », la perception pourrait être d’une autre nature. S’il semble juste de penser qu’il « tombe dans le temps » et s’éloigne des ceux qui sont restés sur le pont (ou sur le quai)… cependant on peut aussi envisager autrement le phénomène.

4.5« Hors du temps » sans « tomber dedans »

Henri  Bergson (1859-1941) est un philosophe français qui fut très interpellé par les notions de temps, de durée et d’instant, de mouvement et d’immobilité. Il nous cite l’expérience de ceux qui semblent se retrouver « hors du temps » : « Chez les personnes qui voient surgir devant elles, à l’improviste, la menace d’une mort soudaine […] il semble qu’une conversion brusque de l’attention puisse se produire, -quelque chose comme un changement d’orientation de la conscience qui, jusqu’alors tournée vers l’avenir est absorbée par les nécessités de l’action, subitement s’en désintéresse. » (Bergson, 2006, p.170). Nous remarquerons aussi l’intéressante idée de Bergson sur la mémoire car, pour lui, tout est continuité et non discontinuité : « Mais si nous tenons compte de la continuité de la vie intérieure et par conséquent de son indivisibilité, ce n’est plus la conservation du passé qu’il s’agira d’expliquer, c’est au contraire son apparente abolition » (ibid., p.171). La vie d’un être étant constituée « d’un tout », le fait qu’il y ait des oublis lui semble plus étonnant que le fait qu’il y ait des souvenirs. Et il interprète cela par une intuition que « La nature a inventé un mécanisme pour canaliser l’attention dans la direction de l’avenir pour la détourner du passé » (ibid. p.171) « Dans un changement indivisible, le passé fait corps avec le présent » (ibid. p.173) « …comme une quatrième dimension qui permet aux perceptions antérieures de rester solidaires des perceptions actuelles » (ibid. p.175).

A la même époque, Edwin A. Abbott aborde ce sujet, en nous proposant une fable « Flatland » (1884). Nous y trouvons des formes géométriques personnifiées où « Square », un carré qui en est le héros, passe de son monde à deux dimensions… (le plan de Flatland) vers un espace à trois dimensions (l’espace de Spaceland). Depuis ce nouveau point de vue, il voit « tout en même temps » de ce qui est son ancien plan (désormais sans avoir besoin de se déplacer pour tout voir). Un peu comme les personnes revenant de NDE1 ou EMI2 disent voir « toute leur vie défiler d’un seul coup », ou même « voir toute leur vie en même temps », sans avoir besoin de la faire défiler temporellement pour l’avoir face à leur conscience. Bergson y faisait aussi allusion : « Une attention à la vie qui serait suffisamment puissante et suffisamment dégagée de tout intérêt pratique, embrasserait ainsi dans un présent indivisé l’histoire passée toute entière de la personne consciente – non pas comme de l’instantané, non pas comme un ensemble de parties simultanées. » (Bergson, 2006, p.169).

1-near death expérience
2- expérience de mort imminente

Abbott avec sa fable « Flatland » nous fait comprendre que le temps n’est autre qu’une « béquille » pour percevoir le monde malgré une dimension manquante. Par exemple Square peut tout voir de son monde plan, même en étant dedans,… à condition de s’y déplacer… et pour s’y déplacer, il lui faut du temps. Pour voir « devant et derrière » un objet, il doit en faire le tour. Pour voir à l’intérieur d’un objet, il doit entrer dedans. Par contre quand il « sort du plan », de ce point de vue élevé, il « voit tout » sans avoir besoin de mouvement, sans avoir besoin de temps pour voir « tout le tour » de chaque chose et de chaque être…iI voit même l’intérieur de tout être et de toute chose sans avoir à y entrer. C’est un peu comme si le temps n’était autre qu’une sorte de « prothèse » permettant de percevoir (ou plutôt seulement « d’apercevoir ») un monde ayant une dimension supplémentaire qui ne nous est pas directement accessible.

Nous nous laisserons aussi interpeler par le théorème du mathématicien Kurt Gödel (1906-1978) découvrant que nous avons une infinité de vérités non prouvables par les données issues de leur propre environnement. Cela vient un peu contredire le principe de René Descartes, qui stipulait qu’on accède à un éclaircissement de la complexité  par son fractionnement en objets plus simples, directement accessibles au bon sens. Gödel nous prouve que pour expliquer une chose, nous devons faire au contraire appel à quelque chose de « plus complexe », ou du moins à des éléments se situant « hors du champ considéré ». Selon Gödel, il ne s’agit donc pas de réduire le complexe à du plus simple mais de l’ouvrir au-delà de ses limites. Nous en avons une sorte d’illustration dans Flatland où pour expliquer la sphère, il  ne convient pas de la réduire à des cercles. Elle est inexplicable à partir des éléments disponibles dans Flatland et pour l’appréhender, nous devons la considérer depuis Spaceland, c’est à dire disposer d’une dimension supplémentaire.

Théorème de Gödel : « Dans toute branche des mathématiques suffisamment complexe (par exemple l'arithmétique), il existe une infinité de faits vrais qu'il est impossible de prouver en utilisant la branche des mathématiques en question. »

Citation d’un passage de l’excellent site traitant ce théorème :
« La première conséquence de ces théorèmes est que la Vérité ne peut pas être exprimée en termes de démonstrabilité. Une chose prouvable n'est pas nécessairement vraie et une chose vraie n'est pas toujours prouvable. [….] De la même manière que l'ensemble des vérités est plus important que l'ensemble de ce qui est démontrable, la réalité est plus importante que l'ensemble des connaissances possibles. Contrairement aux enseignements de nombreux philosophes, être raisonné n'est pas simplement une question de règles. La raison est créative et originale. Pour trouver des vérités dans un système donné, il faut pouvoir s'en extraire et pour cela il faut une raison qui soit capable non pas de simplement rajouter des axiomes à un système mais d'en créer un nouveau dans lequel l'ancienne vérité indémontrable deviendra au contraire tout à fait démontrable ».
Source :
http://membres.lycos.fr/godel/consequences.html page accueil http://membres.lycos.fr/godel/

Ainsi nous ne savons pas concevoir ni observer un objet à 4 dimensions (du style hypersphère ou hypercube), mais nous « touchons » un aperçu de son « ombre » en ajoutant le temps, en ajoutant la durée à nos trois dimensions habituelles. Le temps n’est ainsi pas tout à fait une dimension à part entière, mais un moyen de percevoir un peu au-delà des dimensions dont nous disposons. On ne peut voir un cube quand on habite un plan, mais on peut y voir l’ombre de ce cube projetée dessus, ou son intersection avec le plan. Et pour voir « toute l’ombre » ou « toute l’intersection, nous devrons en fait le tour… Pour cela il nous faudra du temps (une durée) et cependant le résultat ne nous permettra pas directement d’en déduire qu’il s’agit d’un cube, même si nous sommes un  bon géomètre ! Mais en étudiant les variations de cette ombre, avec le temps, nous pourrons peut être finir par en avoir une idée.

Celui qui « tombe du pont » aurait ainsi une autre perception, mais pas forcément en « tombant dans le temps » qui s’écoule. Il ne « tombe dans le temps » qu’aux yeux de ceux qui restent sur le pont ! Un peu comme le disent les mathématiciens et les astrophysiciens abordant les trous noirs, nous expliquant qu’au-delà de celui-ci, les propriétés de l’espace et du temps s’inversent : c’est l’espace qui s’écoule et le temps qui est « là », « tout à la fois ».

Celui qui « tombe du pont » finalement « ne tomberait pas tant que ça » mais disposerait (du moins en apparence) d’une dimension supplémentaire. Nous ne pouvons pas non plus situer cette dimension supplémentaire « en haut » sans paraître aussi ridicule que le héros de Flatland qui place le « haut » au « nord » et quand la sphère tente de lui expliquer la troisième dimension. Il est bien difficile de sortir de son système de référence quand c’est notre seul environnement disponible et, comme le dit le mathématicien Gödel, certaines choses restent ainsi inaccessibles, ou du moins « non démontrables ». Nous ne pouvons y accéder que par nos intuitions. Et, comme nous le propose Bergson, l’intuition est plus performante que l’intellect.

Naturellement les propos ci-dessus ne prétendent révéler aucune vérité, ni n’apporter aucune réponse aux questions sur la vie ou sur la mort, ni même sur le temps. Ces lignes ont pour seule prétention de faire regarder les choses avec des éléments nouveaux (que nous avons pourtant devant nos yeux depuis fort longtemps)  pour nourrir notre propre réflexion, et non affirmer quelque vérité que ce soit. La seule vérité est ici que les mots sont ainsi et que ça mérite de nous interpeller. Comme le disait René Descartes, les hypothèses ne sont pas dangereuses tant que nous les considérons comme telles, car celui qui cherche doit se laisser aider par la créativité et l’imagination pour accompagner son bon sens.

Pour les amateurs éclairés qui souhaitent se pencher mathématiquement sur ces notions de dimensions je recommande le site « Dimensions – Une promenade mathématique »  http://www.dimensions-math.org où se trouvent de nombreuses explications et animations (dimensions 1, 2, 3, 4, fractales… etc.)

4.6Le retournement temporel et la conservation de l’espace (du chemin)

Si nous  ne savons pas bien déterminer la « source du temps », dont nous venons de voir qu’elle peut être « dans le futur » (?), nous savons par contre déterminer la source d’une onde et la renvoyer exactement à son point initial. En renvoyant son « envers » (avec un miroir à retournement temporel)*, l’onde revient naturellement à son point initial, même si nous ignorons celui-ci au départ. Voici une découverte développée par le français Mathias Fink depuis 1987 qui est un précieux outil de localisation, ayant de multiples applications technologiques.

Ce qui nous intéresse ici, c’est ce retour spontané de l’onde une fois inversée. Ce mécanisme, nommé « renversement temporel », simple sur le principe, pose en fait de nombreuses complexités techniques. Le résultat néanmoins est qu’on localise aisément une zone et qu’on peut même créer un « champ de communication » avec elle, pareil à une sorte de « fibre optique virtuelle ».

Le parallèle avec la psychothérapie est sans doute bien hasardeux et ne constitue en rien une preuve à quoi que ce soit. Nous remarquerons seulement que ce phénomène physique illustre particulièrement bien le fait qu’à partir d’un ressenti, nous localisons une part de la psyché dont nous ne savons pas ce qu’elle est au départ. La réflexion intellectuelle et l’analyse d’une vie ne permettent pas cette localisation, mais l’écoute du ressenti (qu’on comparera ici à une onde) le permet rapidement, et cela quels que soient les méandres et les complexités de la vie en question. Nous avons là comme une sorte d’accès direct n’ayant aucunement besoin de la moindre interprétation.

Comme nous l’avons vu précédemment avec Flatland, ne s’agit-il pas d’une existence de dimension autre qui permet de garder un « contact », ou d’une perception de ce qui semble avoir disparu du fait de l’écoulement du temps, mais qui est toujours en proximité dans un autre plan, et peut être spontanément contacté.

*Retournement temporel

Découverte et applications : Voilà un concept étonnant qui semble émaner de la science fiction.  Le français Mathias Fink depuis 1987 a développé le MRT (miroir à retournement temporel) ainsi que des applications permettant de nouvelles possibilités d’imagerie médicale, d’intervention sur des parties corporelles internes sans ouverture chirurgicale, de transmission d’informations radios et, pour la téléphonie mobile, de ciblage des ondes courtes sur un seul portable… tout ceci dans un avenir proche. Tout cela existe déjà en laboratoire et sa société « sensitive object », par ce procédé, propose de rendre interactif n’importe quel objet (tout peut devenir une télécommande).

Principe : Le « retournement temporel », tel que le nomment les physiciens de l’électro acoustique, est simple au niveau du concept : avec un « miroir à retournement temporel » (MRT) l’on renvoie une onde exactement à  son point de départ. Ce « miroir temporel » (qui est un réseau de capteurs piézo-électriques, servant  à la fois de microphones et de haut-parleurs, couplés à des mémoires) consiste en un enregistreur qui stocke l’information de l’onde au fur et à mesure de son arrivée et la renvoie après qu’elle ait été inversée. Elle ne la renvoie pas au fur et à mesure, mais renvoie l’ensemble reçu en en inversant l’ordre. Le traitement informatique étant minimaliste pour réaliser cette opération, elle fait passer la « détection par écho » de 50 images par seconde à plus de 5000 images par seconde. D’où une résolution beaucoup plus fine et pourtant moins gourmande en puissance informatique.

Pour comprendre le principe imaginons une information sous forme d’ondes arrivant selon la séquence « a, b, c ». Elle est retournée avant d’être renvoyée en séquence reflet « c, b, a ». C’est le dernier élément arrivé qui repart en premier et ainsi de suite.

A propos de l’espace et du temps : Cela peut sembler peu de choses, mais le phénomène particulièrement étonnant ici n’est pas tant qu’on parle de « retournement temporel », mais que cela suffise à faire prendre à l’onde exactement le chemin inverse… quelque soit la complexité de celui-ci (et même plus il est complexe mieux ça marche), elle retourne à son exact point de départ, aussi sinueux que soit le parcours.

Si la dénomination « retournement temporel » est peut-être excessive (elle vient du fait qu’on inverse la valeur du temps dans la fonction qui décrit le phénomène), il n’en demeure pas moins que l’espace est exactement parcouru en sens inverse, comme s’il était mémorisé quelque part (comme la lecture arrière d’un film).

L’information se trouve ainsi transmise comme s’il existait une « fibre optique » reliant le point de départ et celui d’arrivée permettant à coup sûr de faire revenir l’onde à son point initial. La séquence inverse guide le chemin avec autant de simplicité et de précision que le fait un simple fil d’Ariane, quelle que soit la complexité du parcours dans le labyrinthe.

Est-ce l’onde inversée qui emprunte « son chemin mémorisé » (mais mémorisé où ?). Est-ce que ce chemin préexiste et l’onde ne fait que l’emprunter en étant inversée. Est-ce une sorte de remontée dans le temps comme un film à l’envers ? Mais alors, comme nous l’avons vu, qu’est donc le temps dans ce cas ? Ecoulement ? En tout cas, le chemin postérieur devient exactement identique au chemin antérieur « à l’envers »

Ce « retour » au « lieu antérieur exact » n’est pas sans nous faire penser au phénomène EPR* (Einstein Podolski Rosen), dit aussi « phénomène de non séparabilité », qui décrit des corrélations quantiques insensibles à l’espace ou au temps. Deux particules qui ont été antérieurement en interaction interagissent ensuite instantanément quelle que soit la distance qui les sépare (même à chaque bout de l’univers). Naturellement le retournement temporel et le phénomène EPR ne sont pas scientifiquement à rapprocher l’un de l’autre, mais philosophiquement, nous ne pouvons manquer de remarquer que les deux ont un rapport avec la notion d’espace ou de temps de telle sorte que ni l’espace ni le temps n’affectent ce qui se passe.

*Phénomène EPR

Découvert par les physiciens Alain Aspect (Orsay 1982) et Nicolas Gisin (Genève 1997) il y est montré que deux particules ayant été en interaction à un moment donné gardent chacune des informations sur l’autre et surtout restent en corrélation, même à très grande distance. Ce qui se passe chez l’une est « connu » instantanément chez l’autre. L’information ne se déplace pas ainsi à la vitesse de la lumière mais « apparait » simultanément des deux côtés. La « transmission » est alors instantanée. Tout se passe comme si l’information prenait un « autre chemin » que celui de l’espace ,et que les particules étaient restées en contact dans une autre dimension. Le temps et l’espace semblent abolis pour elles.

Nous ne manquerons pas non plus de considérer, non pas scientifiquement, mais philosophiquement le fait qu’un électron remplit potentiellement tout l’espace de l’univers (équation de Schrödinger)*. Il est étonnant de constater comment toutes ces particules distinctes et si minuscules ont en même temps une probabilité de présence non nulle dans tout l’ensemble de l’espace disponible. Ce fait que chaque point soit potentiellement partout fait penser à cette remarque du mathématicien Gottefreid Wilhelm Leibniz : « Dieu a seul une connaissance distincte de tout ; car il en est la source. On a fort bien dit qu’il est comme centre partout ; mais que sa circonférence n’est nulle part, tout lui étant présent immédiatement, sans aucun éloignement de ce centre » (1999, 13-169).

*Chaque électron remplit potentiellement tout l’espace de l’univers

L’étonnante équation de Schrödinger nous conduit à la loi de probabilité de présence, et aboutit au fait que, potentiellement, un électron emplit tout l’espace de l’univers car sa probabilité de présence est « non nulle » où que ce soit. Cette probabilité est simplement plus grande près du noyau de l’atome où on dit le « localiser ». Ce qu’on appelle ici « localisation » n’est finalement qu’une plus grande probabilité de présence (La clé des temps Jacob Ouanounou – Edilivre 2008, p.73).

Toutes ces considérations et découvertes nous mènent à un regard très humble sur le temps et l’espace, dans lequel la logique intellectuelle n’est pas forcément le bon outil d’appréciation.

Si nous pensons à ce qui se passe en psychologie, nous trouvons aussi une corrélation entre les différentes parties du soi (celui qu’on est, ceux qu’on a été, ceux dont on est issu). Les notions d’espace et de temps y semblent aussi abolies et ce qui s’y passe en un point semble agir instantanément sur un autre. Tout semble là, en contact. Toutes ces parts de soi y semblent en même temps distinctes et pourtant occupant chacune tout l’espace de la psyché (si le mot espace veut encore dire quelque chose dans ce cas). Cela remet en cause la notion de topiques (lieux psychiques) et nécessite de reconsidérer notre regard sur la psychologie d’un individu et d’aborder l’aide qu’on lui apporte différemment. J’ai un prochain ouvrage à paraître (évoqué plus haut), traitant de ce sujet de façon extrêmement concrète (2009, 2010).

Finalement les notions d’espace et de temps bien présentes dans notre quotidien semblent avoir, dans la psyché, une manifestation différente. Curieusement, les lois de la physique l’illustrent avec une étonnante précision même si nous ne sommes en aucun cas autorisés à considérer cela comme la preuve de quoi que ce soit.

Finalement, ce que nous avons abordé en termes de « à côté », « hors de », « séparé (à distance de) » mérite d’être reconsidéré.

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5   Présence du Soi

Regarder avec le prisme du temps nous fait entrevoir un Soi « initial » "antérieur" et un Soi « actuel » "maintenant" et, pourquoi pas, un Soi « à venir » "postérieur" (où se trouverait la source !?).

L’idée de Soi initial est intéressante, si on l’associe à celle de Soi accompli. Comme si le « soi initial » portait en germe une réalisation, pourtant « à construire », cependant non prévisible, mais dont pourtant la nature « préexiste » dans le Soi postérieur dont il n’est pas vraiment séparé. Nous trouvons là quelque chose qui satisferait Jung avec son idée de Soi et d’individuation (Jung, 1973, p.450, p.457).

Maslow, de son côté, nous parle d’un individu qui doit devenir lui-même, devenir ce qu’il a à être, devenir pleinement humain. Cet accomplissement fait qu’à un moment il se sent à la juste place dans sa vie. Ni « à côté », ni « ayant perdu une part de lui » (n’étant donc pas séparé ou clivé). Sans paranoïa ni schizophrénie, il est à sa place, entier, présent, il existe.

Comme si une « intuition » de soi nous portait vers ce qui nous correspond, que nous devons cependant découvrir et qui pourtant n’existe pas forcément auparavant. L’astrophysicien Thrin Xuan Thuan nous dit que l’univers, à son origine, est porté par un projet « anthropique » tendant à l’organiser jusqu’à produire l’humain. Il est astucieux de parler d’anthropie (de anthropos, humain) pour parler d’une sorte de « pulsion organisatrice » qui conduit l’univers vers l’homme, qui est à ne pas confondre avec l’« entropie » qui est le second principe de la thermodynamique et qui fait tendre vers le désordre (Thrin Xuan Thuan  -Le monde s’est-il créé tout seul- (Albin Michel 2008, premier chapitre).  L’anthropie conduisant l’univers vers l’homme, conduit ensuite l’homme vers la réalisation de Soi. Jean Charron, un autre astrophysicien parlait de « néguentropie » pour énoncer un phénomène analogue. (J’ai vécu quinze milliard d’années, jean Charron- Albin Michel 1983).

Comme venant épauler ces notions, nous noterons l’étymologie du mot « univers » qui est « universum », composé de « unus » (un) et de « versus » (tourner vers) qui reviennent à « uni-vers » (une sorte d’unité vers un accomplissement). Nous noterons aussi l’étymologie du mot « cosmos » venant du grec Kosmos exprimant une idée d’ordre, de mise en ordre, de cohésion, d’organisation, d’harmonie (plus anthropique qu’entropique !).

Le « Soi à venir » peut aussi être imaginé comme une « forme » à réaliser, ou plus exactement « à éclore », qui se développe correctement si on n’entrave pas sa maturation. Cette forme se développe cependant en interaction continuelle avec tout ce qui l’entoure et qui contribue à lui donner son existence. (idée qui ne serait pas pour déplaire aux fondateurs de la Gestalt thérapie Fritz Perls, Laura Perls et Paul Goodman, pour qui il n’y a existence qu’en co-existence et où le soi ne peut exister seul).

Ce qui nous est intellectuellement difficile à appréhender, c’est d’avoir en même temps une forme (Gestalt) à éclore, totalement imprévisible, mais portée par un projet anthropique comme source… se situant dans le futur, c'est-à-dire comme source de propulsion postérieur… ! (rappelez-vous que le futur nous est postérieur)

La source du temps qui s’écoule… est dans le futur (elle est  derrière  nous !) Par contre sa destination est dans le passé (qui est devant nous) et non dans le futur, comme nous serions portés à le croire. Voilà qui chahute notre « sens commun ». Nous serions tentés de parler de « téléonomie », c'est-à-dire de « causes futures » engendrant une réalité présente ou antérieure. Les philosophes n’aiment pas trop cette idée de téléonomie, et les scientifiques encore moins, car on n’est pas sensé remonter la flèche du temps. Mais en fait ici, on ne remonte rien, on ne fait que regarder le sens du courant.

C’est plutôt celui qui voit les causes dans le passé qui regarde à l’envers !

ATTENTION. Rappelons-nous cependant qu’ici je ne prétends pas énoncer des vérités. Je lance simplement des idées qui s’appuient sur des réalités (notamment linguistiques) pour nourrir notre réflexion et notre créativité. Ainsi que le proposait René Descartes, osons les hypothèses, mais n’oublions pas de les considérer uniquement comme des hypothèses et non comme des réponses. Elles nourrissent simplement notre créativité et notre réflexion.

Si nous osons poursuivre notre hypothèse, c’est un peu « comme si » le « soi en devenir » préexistait, en même temps qu’il se crée, en même temps qu’il n’est pas prévisible… difficile à concevoir de telles contradictions… c’est un peu du « Picasso verbal » ! En effet Picasso tentait de nous montrer un objet sous « plusieurs angles en même temps », comme si on le voyait depuis une dimension supérieure… le résultat fut parfois curieux pour notre intellect visuel ou esthétique, qui ne possède qu’une logique de décodage tridimensionnelle.

5.1Rapport avec schizophrénie et paranoïa

Nous avons abordé ces deux mots comme indiquant un rapport à la position spatiale « à côté » ou « séparé ». Le mot « exister » nous a aussi indiqué qu’il s’agit « d’être à l’extérieur ». Nous venons d’examiner le temps avec une terminologie qui lui donne aussi des caractéristiques spatiales « antérieur » (devant), « postérieur » (derrière), avec un problème d’orientation où les mots semblent dire que nous regardons vers l’aval (dans le sens du courant du temps) alors que notre logique intellectuelle nous nous porte à croire que nous sommes orientés dans l’autre sens, vers l’amont, vers le futur… aurions nous un problème d’orientation ?

Celui qui veut se tourner vers l’avenir tourne le dos au passé, il regarde alors en amont de ce temps qui s’écoule et laisse filer le passé loin derrière lui. Cela ne revient-il pas un peu à une sorte de distance que l’on met avec ses racines, pour ne pas dire « un déni de ses fondements ». Cela ne revient-il pas à une fracture entre le soi présent et le soi antérieur à qui nous croyons devoir tourner le dos, alors que nous sommes sensés nous tourner vers lui.

Cette fracture du Soi (de la psyché) ne revient-elle pas à une sorte de schizophrénie dans laquelle l’antérieur est séparé de soi et où, ainsi, l’équilibre est compromis. Puis cette « distance » mise avec le passé, négligé au profit du futur, ne revient-elle pas à une sorte de paranoïa nous plaçant « à côté de nous-mêmes », au lieu de « avec nous-mêmes », cela assorti d’un sentiment de persécution par nos « vieux fantômes » qui nous rattrapent régulièrement (car, tôt ou tard, la pulsion de vie l’emporte toujours sur la pulsion de survie [entendez ici la pulsion de vie au sens existentiel de la maïeusthésie et non au sens libidinal  de la psychanalyse]).

Un peu comme dans le film le 6e sens où l’enfant voit des revenants qui lui font peur et où le psy qui l’aide découvre que ces fantômes ne lui veulent pas de mal : ils ont juste besoin de reconnaissance et d’écoute… sitôt fait, ils cessent d’être effrayants. Il est plus efficace de leur donner de la reconnaissance que de s’en protéger.

5.2Le Soi n’est pas narcissique

La réalisation du Soi n’a rien à voir avec le narcissisme. Ce dernier est même l’inverse de la réalisation du Soi. Le narcissisme est souvent mal énoncé en psychologie… Il est souvent pris pour la réalisation d’une image de soi, d’un égo. Or ce n’est même pas ce que fait Narcisse. Si on en croit ce que dit Lacan dans son « stade du miroir », l’enfant d’environ un an voit une image (un reflet de « lui »), se reconnait et prend conscience de « l’image assemblée de son corps » (Ecrits, Seuil Pocket- Lacan, 1999, p.184). Ce n’est pas le cas de Narcisse qui, lui, ne prend pas du tout conscience de son corps, ni de quoi que ce soit de lui. Il voit son image et en tombe amoureux « croyant que c’est un autre ». Il tombe amoureux de ce qu’il projette, « croyant qu’il s’agit d’un autre ».

Nous avons ainsi, non pas une personne qui s’aime, mais une personne qui « aime un autre » ne voyant pas que ce n’est que la projection de lui-même.

Cela ressemble à nos rapports humains où nous passons plus de temps à imaginer ou fantasmer l’autre qu’à le rencontrer vraiment. Nous peinons franchement à nous y ouvrir dans toute la subtilité de sa différence pour le rencontrer (nous mettant à sa place nous croyons même mieux le voir… alors que nous ne faisons que voir « nous-mêmes »… « à sa place »…pure projection !).

Narcisse est plus la symbolique d’une attitude aveugle qui ne voit que des projections de soi (croyant voir d’autres êtres), que celle de quelqu’un qui s’admirerait  ou qui n’aimerait que lui.

De toute façon, l’image de soi n’est pas l’autre…mais n’est même pas soi. Ce n’est qu’une image. Magritte nous présente un tableau représentant une pomme et nous dit « ceci n’est pas une pomme » (car ce n’est qu’une image de pomme… qu’on ne pourra jamais manger). De son côté, Maurice Merleau-Ponty nous dit du reflet sur le miroir qu’« il engendre une perception sans objet » (2006, p.28) indiquant que si l’image d’un objet réel que nous percevons est déjà une illusion, le reflet du miroir est une double illusion. Avons-nous si peu conscience de la réalité ?

L’image du reflet ne permet donc pas de communiquer avec soi-même et quand le praticien se veut miroir pour son patient, il n’est pas certain qu’il l’aide beaucoup à restaurer une communication intérieure. Le patient aplus besoin de « reconnaissance » que de « reflet » ! Il a besoin qu’on lui permette de restaurer une ouverture à soi-même lui donnant la possibilité de retrouver son intégrité, de ne plus être « à côté de soi » ou « séparé de soi », mais de « se sentir soi » avec bienveillance. Il a besoin d’une sorte de contact ne dépendant pas du temps entre le Soi actuel et le Soi initial, et aussi avec toutes les autres parts de soi (le constituant depuis qu’il existe) et sans doute toutes les parts de soi ou de ceux dont il est issu (constituant aussi sa base). Le temps crée une illusion de distance entre ces différentes parts de soi qui, nous constituant, n’ont en fait jamais cessées d’être en contact les unes avec les autres (toutes les unes, avec toutes les autres), sauf que ces contacts sont « ouverts » ou « fermés » en fonction de la disposition d’esprit que nous avons développée.

Par un processus d’homéostasie psychique (restauration spontanée de l’équilibre) les contacts tendent à se rouvrir en temps voulu pour restaurer l’intégrité d’un individu. C’est même le rôle des « symptômes » trop souvent assimilés à des psychopathologies, alors qu’il s’agit d’une dynamique de restauration qui, si elle est correctement accompagnée, peut se comparer à un accouchement, dont la tempête momentanée est précurseur d’une vie venant au monde.

5.3Communication avec soi-même et « ballet systémique »

Communiquer avec soi-même n’est en aucun cas une attitude narcissique, mais une façon d’exister afin de mieux s’ouvrir aux autres. Il apparait qu’il est plus profitable d’être communicant avec soi-même (afin de réduire la fracture intérieure et d’être moins à « côté de soi ») que de voir un reflet de soi. Cela permet plus de lucidité avec ceux qui nous entourent et nous évite de prendre nos projections pour la réalité.

Être plus ouvert à soi-même permet de « plus exister », et ce « plus d’existence » nous permet de « mieux nous ouvrir à autrui ». Mais en même temps, autrui à qui nous ne savons pas encore être ouvert, nous pousse hors de nos retranchements (en nous faisant réagir) afin que nous peaufinions notre « ouverture à nous-mêmes », pour ensuite mieux nous « ouvrir aux autres ».

De ce ballet systémique émerge une conscience de plus en plus délicate tant envers elle-même qu’envers autrui. Nous avons besoin de nous ouvrir à nous mêmes pour nous ouvrir aux autres, autant que nous avons besoin des autres pour nous ouvrir à nous-mêmes.

Si nous choisissons d’utiliser des concepts temporels, il semble juste de tourner son attention vers ce qui est antérieur en soi (puisque c’est « devant ») afin de lui donner toute sa place et de permettre au futur de constituer une sorte de nouveau fondement (puisqu’il est derrière, postérieur). D’ailleurs ne disons nous pas de notre « postérieur » qu’il est notre « fondement », ce sur quoi on peut s’asseoir ?

Imaginons-nous « assis sur le futur » comme étant une base confortable, en train de contempler le passé qui est devant et pouvant ainsi bénéficier de toute notre reconnaissance envers nous-mêmes.

Prendre le futur comme fondement cela s’appelle tout simplement la confiance. La confiance que le Soi que nous sommes est en cours de réalisation, d’accomplissement et nous « tire vers lui » juste « là où il faut ». Il se construit en même temps qu’il se révèle. Il se révèle en même temps qu’il se construit. Il est en même temps « nouveau » et « déjà là », totalement imprévu et pourtant nous conduisant, à la fois réel et inconnaissable, et pourtant contactable intérieurement comme une sorte de ressource.

Henri Bergson répugne à l’idée de futur qui « préexisterait » et il a certainement raison. Il nous fait remarquer que « C’est le réel qui se fait possible et non le possible qui se fait réel » (2006, p. 115). Le futur ne préexiste pas, en ce sens où il se crée au fur et à mesure… pourtant il ne se réalise pas n’importe comment non plus et respecte en quelque sorte sa nature qui lui est propre. Ces dichotomies ne sont qu’apparentes et Maslow nous explique qu’au niveau ontique (au niveau de l’être) elles s’évanouissent spontanément. Bergson nous dit qu’il s’agit de « …quelque chose de simple, d’infiniment simple, de si extraordinairement simple que le philosophe n’a jamais réussi à le dire » (2006, p.119), que la complexité n’est pas dans la chose nommée, mais dans l’impossibilité de nommer l’ineffable et qu’en le nommant, le philosophe le complique au point de devoir corriger son propos, puis de corriger sa correction… et ainsi de suite en s’éloignant de plus en plus de son intuition initiale ! Lao Tseu (V siècles avant JC) semble déjà parler d’une telle chose : « Grand carré sans angles, grand vase inachevé, grande mélodie silencieuse, grande image sans contours : le TAO est caché et n’a pas de nom, cependant sa vertu soutient et accomplit tout » (Lao Tseu, 2000, 41).

Ces notions de temps et d’espaces, qui font tournoyer notre intellect, ne semblent pas tout à fait correspondre au fonctionnement de la psyché. Ils permettent juste d’énoncer quelques phénomènes ou mécanismes à l’intention de l’intellect. Mais quand l’intellect s’en empare, il ne peut que les tronquer.

Il a beau tourner cela dans tous les sens, on ne perçoit pas avec deux dimensions ce qui en a trois, ou avec trois ce qui en a quatre… etc. L’intellect ne fait que manipuler, dans son monde de dimension inférieure, la projection d’une ombre de quelque chose de dimension supérieure et il ne parvient pas, à partir de cette ombre, à toucher la « réalité ». Henri Bergson nous mettait en garde « l’ordre que nous trouvons dans les choses serait celui que nous y mettons nous-mêmes. (2006, p69).

Ainsi l’intellect touche sa limite et nous devons alors passer dans un autre fonctionnement. Celui de la sensibilité, celui de l’intuition. De l’intellectuel, nous devons ainsi passer au sensible et à l’intuitionnel. Il s’agit plus alors « d’être touché » que de « réfléchir ». Passer dans le « tact » sans se perdre dans la « réflexion ». Passer du « miroir » (image, objet) à la « sensation » (vie, être).

Je l’ai déjà mentionné plus haut, la psyché ne semble ni topique, ni chronique, ni chronologique. C’est ainsi que nous sommes invités à la rencontrer, à la fréquenter, à nous la laisser enseigner (si ce n’est « révéler »), par le ressenti de ce qui fait sa nature.

Nous avons exploré et trituré les termes concernant le temps, l’espace puisque les termes « existence », « paranoïa » et « schizophrénie » y font allusion en parlant de positionnement ou de séparation.

Notre intellect aimerait pouvoir nous renseigner. Mais c’est un peu comme si on voulait avoir la lumière avant d’avancer. Pour comprendre avec la sensibilité, il est nécessaire justement d’accepter de faire son premier pas, alors que la lumière n’est pas encore là, avec confiance.

C’est un peu comme ces couloirs d’hôtels où l’on a mis des allumages automatiques de l’éclairage avec des détecteurs de mouvements. Le couloir est noir… et il reste noir tant qu’on ne fait pas un pas vers ce noir… et même souvent plusieurs pas sont nécessaires avant de déclencher l’éclairage. Si on attend la lumière pour avancer on n’avancera jamais ! Il convient alors d’accepter quelques pas dans le noir avant que la lumière ne jaillisse. C’est en même temps commode… et curieux comme sensation. C’est un peu comme il y a 40 ou 50 ans (version beaucoup moins moderne d’un processus identique) ces WC où la lumière s’allumait seulement quand on fermait le verrou. Il fallait d’abord s’enfermer dans le noir avant d’avoir la lumière. Inutile de dire que pour un gamin… c’était inenvisageable !  Ceux qui sont accros de l’intellect seraient-ils restés des gamins ?

Et bien voilà, peut-être devons nous grandir un peu et accepter ce passage dans le noir, juste avant d’avoir l’éclairage. Un passage quasi obligé par une zone de non savoir dans laquelle nous sommes sensés nous engager en confiance (voir la publication d’avril 2001  « Le non savoir source de compétence »). Cela revient à moins mettre en œuvre notre réflexion « intellectuelle »,  et à plus laisser émerger notre sensibilité « intuitionnelle ». René Descartes avait bien dit que le candide avait plus de bon sens que le lettré et que le fondement majeur dans toute recherche est le doute : « je doute donc je suis » (1999, « recherche de la vérité par la lumière naturelle »).

La communication avec soi-même ne revient donc pas à une recherche intellectuelle, ni à une recherche historique dans notre vie, ni à des considérations philosophiques… mais à se demander : « qu’est-ce que je ressens » puis à le considérer avec attention, confiance, précision, perspicacité (un peu comme en focusing ! -voir publication de juillet 2007 « focusing »).

Comme je l’indiquais au début de ces lignes, le projet n’était pas ici d’aboutir à « La Vérité ». Nous n’avons fait que parcourir quelques éléments pour nous laisser éclairer au gré de nos pas, et des contradictions obscures qui surgissent… à chaque fois qu’on change de couloir ! Il nous reste à reconnecter notre sensibilité et notre confiance pour aller un peu plus loin. Or ce qu’on nomme, faute de mieux, de façon spatiale ou temporelle, au niveau de la psyché, se révèlerai être ni l’un ni l’autre. La psyché ne serait ni topique, ni chronique, ni chronologique.

5.4Juste une sorte de « stretching de la pensée »

Pour conclure, peu importe les notions de temps et d’espace. Il s’agit seulement de contacter ces parts de soi en Soi et de rouvrir les contacts qui avaient été fermés, mais de ne le faire que quand il est juste de le faire. Et il est juste de le faire quand on le ressent (et non parce que c’est noté dans le manuel !). Il est juste de le faire quand les symptômes surgissent.

Je me suis autorisé tous ces propos (souvent « délirants » j’en conviens… car ils sortent radicalement du sillon !), plus par volonté de permettre une ouverture d’esprit et de la créativité, que pour énoncer des vérités.

Ce fut l’opportunité d’explorer notre capacité à ne pas savoir (qualité fondamentale dans la communication, dans l’aide et dans la thérapie) et à se laisser porter au gré de révélations successives et contradictoires.

Nous venons de réaliser une sorte d’exercice de souplesse de la pensée… une forme de « stretching de l’intellect » afin de ne plus se sentir limité par ses encombrantes rigidités.

Encore une fois cette publication n’a pas pour rôle d’énoncer des vérités, mais juste celui de permettre à l’esprit de parcourir des sinuosités et de gagner en ouverture, en souplesse, en dextérité, en pertinence, en capacité aux hypothèses, en liberté par rapport aux idées reçues, en sensibilité… etc.

La psyché peut y lâcher quelques lourdeurs et alors s’autoriser à être plus à l’écoute des ressentis et ne plus dépendre des échafaudages intellectuels…sans pour autant les rejeter, car ayant aussi cessé de les craindre.

 

 Thierry TOURNEBISE

 

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Bibliographie

Abbott Edwin
-Flatland 1884 http://www.ebooksgratuits.com ).

Bergson, Henri
-La pensée et le mouvant  - PUF Quadrige - 2006

Descartes, René
-
Le discours de la méthode – Flammarion, Paris 2000.
-
Descartes, Œuvres Lettres -
Règles pour la direction de l’espritLa recherche de la vérité par la lumière naturelle – Méditations – Discours de la méthode  « Bibliothèque de la Pléiade » Gallimard – Lonrai, 1999  

Daniel Goleman
L’intelligence émotionnelle –– Robert Laffont J’ai lu- 1997

Jaspers Karl
-Psychopathologie générale – PUF les introuvables 2000

Jung Carl
-Ma vie, souvenirs rêves et pensées- Gallimard Folio, 1973

Lao Tseu
-Tao Te King - Editions Dervy, 2000

Leibniz, Gottefreid Wilhelm
 -Principes de la nature et de la grâce – Flammarion, 1999

Leys Jos, Ghys Étienne, Alvarez Aurélien
-« Dimensions – Une promenade mathématique » http://www.dimensions-math.org

Maslow Abraham
-L’accomplissement de soi – Eyrolles, 2004
-Etre humain - Eyrolles, 2006

Merleau-Ponty, Maurice
-L’œil   et l’Esprit-    Gallimard, Follio plus 2006

Montessori Maria
-L’éducation et la paix- Editions Charles Léopold Mayer, 1996

Ouanounou, Jacob
-La clé des temps – Edilivre 2008

Perls, Fritz  
-Manuel de Gestalt thérapie – ESF 2009

Spinoza Baruch
-
Œuvres complètes « Traité de l’autorité politique » Gallimard, la pléiade, 1962

Thrin Xuan Thuan  -
-Le monde s’est-il créé tout seul- Albin Michel 2008

 

 

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