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Bientraitance

envers les patients et les personnes âgées

août 2007    -    © copyright Thierry TOURNEBISE

 

Nous entendons de plus en plus parler de "bientraitance". Ce mot comporte en même temps une grande générosité et une grande ambiguïté. Cette publication à pour but de permettre à chacun d'être dans la délicatesse qu'il souhaite réellement offrir à ceux dont il s'occupe, et d'échapper aux pièges qui le conduisent involontairement à produire des "violences douces" 

 

Sommaire

La  bientraitance et la maltraitance 
-Le généreux investissement des soignants
-Là où se porte notre attention
-Le piège du pouvoir bienveillant
-Bien ou mal traiter, c'est hélas toujours traiter

Notion de bienveillance
-Le problème du déni involontaire
-Les "violences douces"
-Ce qui fait la considération
-Problématique de la confiance
-Différencier l'individu de son problème
-Être touché sans être affecté

Privilégier une réelle reconnaissance

L'autonomie

-Quand on ne peut permettre certaines libertés
-Quand on entend des choses auxquelles on ne peut vraiment rien
-Les gentillesses dévastatrices
-La valeur de ce qui est exprimé
-La désorientation
-Face au silence verbal
-Le piège des activités occupationnelles


La prise en compte des familles

-La complétude
-Le vécu des proches
-Pour conclure

Annexe
-Charte de bienveillance

Bibliographie du site

 

La bientraitance et la maltraitance

Le généreux investissement des soignants

Il est toujours nécessaire d’avoir un regard critique, afin d’aboutir à la meilleure qualité possible. Mais dans le monde du soin, il serait inconvenant d’avoir un tel regard critique sans mentionner à quel point ce métier est délicat, et combien tous ceux qui l’exercent le font avec générosité.

Naturellement, nous trouverons des exceptions  quand certains d’entre eux sont intentionnellement et gravement indélicats. Mais n’oublions pas que ce sont des exceptions. Se focaliser sur de tels cas serait injuste et ne rendrait pas compte du sincère investissement de tous les autres.

De plus, il y a bien longtemps qu’on parle de « communication » ou de « relation d’aide ». La « relation d’aide » est même considérée comme un soin à part entière. Elle fait partie du rôle propre de l’infirmier(e) et est même enseignée dans leur formation initiale ainsi que dans celle des aides soignant(e)s.

Pourtant, comme je le signale déjà dans ma publication d’avril 2004 « Communication thérapeutique », la relation d’aide est le seul soin pour lequel nous ne voyons aucun temps prévu pour le mettre en œuvre. La relation d’aide s’exerce le plus souvent « à temps perdu » (!?) Cela signifie très probablement qu’on en a mal cerné le contenu et l’aboutissement.

Il est vrai qu’il est plus facile de planifier un temps de toilette, de repas, de pansement, de piqûre ou de distribution des médicaments, qu’un temps d’aide psychologique. Cette difficulté explique  un certain nombre de défaillances dans la relation d’aide, mais il y a surtout le fait que les connaissances acquises en ce domaine sont trop floues, insuffisantes ou inadaptées. Les soignants font avec les moyens qu’on leur a initialement donnés, et on ne peut leur reprocher d’improviser au mieux avec ces maigres éléments. Depuis près de 20 ans que j’anime des stages auprès d’eux je n’ai jamais remarqué que ce soit au niveau de la volonté de bien faire qu’il y ait défaillance. Nous trouvons souvent incriminés le manque de temps et la charge de travail. Mais ce ne sont là aussi que des explications partielles de la difficulté. Ce n’en est que l’amplificateur. En effet, même avec du temps, pratiquer la relation d’aide de façon satisfaisante est chose rare ! Il arrive même que ce qu’on croit être de l’aide soit une forme de violence.

Ce document s’adresse donc aux soignants qui, animés de leur profond désir de bien faire, souhaitent ajuster leur pratique et aboutir à une qualité de soin optimisée. Il s’agit là d’un accompagnement qui leur est proposé pour mener à bien ce qui leur tient déjà à cœur, et de le réaliser sans s’y épuiser.

Là où se porte notre attention

Souhaitant ne pas « mal faire », notre attention s’est tout  naturellement portée vers le problème de la maltraitance, afin de préserver les êtres vulnérables et de leur offrir une sécurité, un confort et une humanité de vie satisfaisants. Qu’il s’agisse des enfants, de personnes handicapées ou bien des personnes âgées… ou plus largement, de toutes personnes partiellement ou totalement démunies, la maltraitance a été observée, dénoncée et même souvent punie par la loi. Une telle vigilance est bien sûr tout à fait nécessaire.

Il s’agit là d’un principe d’humanisation des rapports humains, dans lequel le fait qu’un être exerce un pouvoir malveillant sur un autre présentant une fragilité, est une chose inacceptable. L’élan naturel, face à de telles exactions, est d’avoir un regard dur et intransigeant … mais est-ce bien là la bonne méthode ? 

Nous serons tous d’accord sur le fait qu’il est impossible de ne pas parler des maltraitances. Depuis la simple inattention, jusqu’aux attitudes les plus perverses, celle-ci doit être examinée, et l’on doit faire en sorte qu’il n’y en ait pas. Pour cela nous pointerons les situations extrêmes, dont la plupart seront même punies par la loi : détournement de biens, violences physiques, abus sexuels, harcèlement moral… etc (je cite certains de ces textes de loi dans ma publication juin 2005 « Psychologie et violence dans le grand âge », qui traite principalement de la dimension humaine des personnes âgées).

Nul ne contestera qu’une telle vigilance soit nécessaire. Il y a cependant là un risque : à force d’avoir toute notre attention sur la maltraitance (même pour l’éviter), nous risquons d’en oublier ce qu’est un comportement délicat. Nous risquons de nous focaliser sur « les méchants qui font ça » et d’en oublier ce que nous faisons nous-même. Comme d’habitude, exacerber l’horreur chez l’autre nous déculpabilise en venant masquer nos propres maladresses. Cela ne les supprime pas, bien au contraire, cela nous conforte sur le fait que « nous, au moins, nous ne sommes pas un tel monstre ».

Si nous y regardons de plus près, la question qui se pose est de savoir si l’éradication de la maltraitance  nous conduit forcément à la bientraitance ?

Le piège du pouvoir bienveillant

Nous venons de voir que tout pouvoir malveillant exercé par un être sur un autre est inacceptable. La chose est tellement évidente qu’on se demande s’il est utile de le mentionner ? Ne pas l’évoquer du tout reviendrait à un  déni de la réalité, mais à trop l’évoquer, on court le risque de passer à côté de l’essentiel : ça ne nous est d’aucune utilité pour accéder à la bientraitance.

Nous avons plutôt à examiner le problème de la maltraitance sous un angle plus subtil, dans des zones où la loi ne peut rien, et même dans des zones où il est souhaitable qu’elle ne vienne pas mettre son nez ! En effet, légiférer a ses limites. Quand la loi en vient même à prévoir la façon de se moucher (soi-disant pour notre bien) il y a lieu de s’inquiéter ! Autant elle est absolument nécessaire pour endiguer les excès majeurs, autant, pour le reste, les individus doivent garder leur initiative et leur autonomie pour se comporter avec justesse.

Cela nous donne déjà un indice à propos de la bienveillance. Si nous n’avons pas envie qu’on nous contrôle dans le moindre détail, même soit disant pour notre bien, … cela nous conduit à constater qu’un pouvoir prétendument bienveillant peut produire l’inverse de l’effet escompté.

Bien ou mal traiter, c’est hélas toujours « traiter »

De façon naturelle nous avons l’intuition que tout être a besoin d’être considéré avec respect pour trouver ou garder sa dignité. Evidemment, les soignants n’ont pas attendu de lire ou d’étudier quoi que ce soit pour savoir une telle chose. Cependant, le fait de le savoir n’implique pas forcément qu’on parvienne à le mettre en œuvre. Dans l’exercice d’une profession de soin, il se passe d’innombrables circonstances venant s’opposer à cette évidence : là où nous savons qu’il serait juste d’être bienveillant, nous pouvons nous retrouver, involontairement, à ne pas l’être.

Un des points majeur, est notre difficulté à discerner la différence entre les êtres et les choses. Dans un premier temps nous pouvons penser que nous ne nous laissons pas égarer dans une telle confusion, car la différence saute aux yeux ! Nous pensons même spontanément avec justesse que les êtres comptent plus que les choses ! Nous sommes pourtant souvent embrouillés à ce sujet. C’est même ce qui fait la différence entre les situations communicationnelles (ouverture aux êtres) et les situations relationnelles (attachement aux choses, aux propos) (voir sur ce site la publication de septembre 2001 « Assertivité »)

De la même façon, il se trouve que « maltraiter » ou « bientraiter »… c’est toujours « traiter »… et que le mot « traiter » comporte son lot d’ambiguïtés. On traite une affaire, on traite une maladie, on traite quelqu’un d’imbécile. L’étymologie latine de « traiter » est « tractare » dont le sens premier est « traîner violemment » (mais, il est vrai, aussi « s’occuper de », « caresser »)

Pour les amateurs de précisions: Vers 1286, « traiter quelqu’un » signifiait même directement « le blâmer ». Le mot « traiter » a évolué en prenant diverses nuances dont certaines sont plus généreuses comme « recevoir à sa table comme invité » (1538), ou « comme client » (1640) [Le Robert, Dictionnaire Historique de la Langue Française]

Il n’en demeure pas moins que « traiter », dans sa source, a le sens de « agir sur quelque chose », « soumettre quelque chose ». Même si on peut y trouver de belles significations comme « soumettre quelque chose à l’esprit pour l’étudier » (d’où les ouvrages qui s’appellent des « traités ») nous trouvons qu’il s’agit toujours de choses qu’on étudie.

La réalité ressentie est qu’un être n’a pas besoin d’être traité : il a besoin d’être considéré. Il peut avoir besoin qu’on traite sa maladie, qu’on traite sa situation, qu’on traite ses difficultés, mais lui, il a surtout besoin de considération.

Si je fais ce petit aparté en début d’article, ce n’est surtout pas pour pinailler sur les mots, car ce qui compte c’est surtout le résultat. Mais il se trouve que justement, ne pas clairement différencier entre les êtres et les choses, même avec de pieuses intentions… ça influence considérablement ce résultat. Ce n’est certes pas un problème de mots,  mais les mots choisis reflètent là où se tourne notre attention.

Ainsi quand quelqu’un vous dit sa souffrance psychologique : s’il vous voit effaré, il a l’impression d’être source de problème pour vous et ça le met mal ; s’il vous voit indifférent, du fait que vous refoulez votre effarement pour ne pas le troubler, il se sent ignoré ou abandonné… alors que faut il faire ? Ce n’est pas au niveau de ce qu’il faut faire que se pose la difficulté, c’est au niveau de ce qui mobilise votre attention. Si votre attention est tournée vers lui, vous aurez spontanément une présence bienveillante et tranquille, si votre attention est tournée vers son problème, vous serez spontanément dans le trouble et même parfois dans l’affolement.

Nous allons étudier avec soin ce positionnement juste, permettant d’être vraiment dans l’aide et dans la bienveillance sans pour autant être affecté ou épuisé.

Notion de bienveillance

Le mot « bienveillant » vient du latin « bene volens » (qui veut du bien). Nous avons déjà dit que de ce point de vue, il n’y a pas défaillance chez les soignants, car un soignant ne veut pas du mal !

Nous noterons cependant dans le mot « vouloir » deux possibilités : cela peut signifier « je veux bien » qui est une expression d’accord, d’ouverture et de générosité, d'acceptation ou, au contraire, « je veux » qui est une expression de pouvoir et d’ego tournant souvent à l’opposition. Là encore, ce qui est vraiment fait compte bien plus que les mots, mais c’est très embarrassant quand un mot (vouloir) désigne en même temps deux choses si différentes qu’elles en sont même opposées. Il n’y a aucun doute que « être ouvert », ça ne signifie pas la même chose que « être dans le pouvoir ». Or, si nous y regardons de près la problématique est que nous avons naturellement tendance à nous situer dans le pouvoir plutôt que dans l’ouverture… et ce avec les meilleures intentions du monde !

Le problème du déni involontaire

Même si nous ne nous en rendons pas compte, la plupart des situations sont gérées par le déni. Le « vouloir » devient alors « pouvoir ».

Imaginons que je retourne un malade pour lui faire sa toilette. Je le fais très délicatement et néanmoins il pousse un gémissement (comme si je lui avais fait mal). Vu l’extrême délicatesse que j’y ai mis, j’aurai tendance à dire avec gentillesse « oh, voyons, je ne vous ai pas fait mal ! ». Je tente par là d’affirmer ce que j’ai fait (de délicat) et de nier ce qu’il a exprimé (sa plainte).

Nous aurons le même type de situation quand je vais donner son repas à un malade qui le refuse en me disant tout simplement : « j’en veux pas ». Préoccupé par sa santé, je lui dirai gentiment « mais voyons, il faut manger un peu ! ». J’affirmerai ma connaissance de son besoin physiologique (il doit éviter les carences) en niant son ressenti psychologique (il ne veut pas manger).

Dans le cas encore où une personne âgée s’ennuie de ses enfants et me dit « mon fils ne vient qu’une fois par semaine, c’est dur de ne pas le voir plus ». J’aurai tendance à vouloir la rassurer avec des propos soi-disant positifs du genre «  mais il vient tout de même une fois par semaine, alors qu’il travaille beaucoup. Tous les résidents n’ont pas cette chance ! » J’affirme ici une réalité (tout le monde n’a pas cette chance) pour nier son ressenti (le fait que, pour elle, ce soit douloureux).

Si, hélas, je fais de telles choses, mon « vouloir » vient contre l’expression du ressenti de mon interlocuteur. C’est alors plus un pouvoir qu’une ouverture d’esprit. Il en résulte que, souhaitant être apaisant, je me retrouve être source de tourment pour lui.

C’est même ce qui se passe à chaque fois qu’on veut rassurer. C’est très délicat car tout au long de ses études, un soignant a entendu que « il faut rassurer les patients ». On a sans doute oublié une précision qui aurait permis de formuler cela différemment : « Il faut faire en sorte que le patient soit rassuré ». Or pour qu’il se sente rassuré, le premier point est qu’il ne se sente pas nié et qu’il se sente reconnu.

Quand un patient se sent inquiet, il ne s’agit pas de commencer par une explication, mais par « la reconnaissance de son inquiétude ». Si arrivant dans un EHPAD (établissement d'hébergement  pour personnes âgées dépendantes) un résident dit « je vais m’ennuyer ici », le soignant aura tendance à dire « Ne vous inquiétez pas. C’est vrai il peut y avoir un temps d’adaptation. Mais il y a des animations…etc. » Le « ne vous inquiétez pas » est assez terrible, même s’il est plein de bonne volonté (bene volens). Cela lui signifie, sans qu’on s’en rende compte, « qu’il est stupide de s’inquiéter et que nous avons pour projet de le faire taire quand il dit ça ! ».

Cher lecteur, je suis désolé si cela vous semble un peu dur, car ce n’était pas du tout le message que vous souhaitiez lui faire passer. Il se trouve pourtant que c’est ce qu’il ressent quand on lui dit quelque chose qui s’oppose à son propos. C’est évidemment très déroutant car personne ne souhaite produire un tel effet chez son patient ou chez la personne soignée. Alors développer tant de gentillesse pour produire involontairement une telle violence… cela ne peut que nous bouleverser.

Nous trouvons là la notion de ce que j’appelle « violences douces ». Contre toute attente, elles sont finalement plus dévastatrices que les « violences dures ». Pour prendre un langage raccourci, nous dirons que les « violences dures » étant mises en œuvre par les « méchants », même quand c’est douloureux, on n’est pas surpris. Mais les « violences douces » étant mises en œuvre par les « gentils », on ne s’y attend pas et, de surcroît, si nous nous retrouvons dans un monde où « même les gentils nous cassent » que faire ? Que nous reste-t-il pour nous en sortir ?

Les « violences douces »

Comme nous l’avons vu, les « violences dures » ont été identifiées et sont punies par la loi. Elles sont finalement assez rares et ne représentent pas la plus grande source de détresse chez les résidents ou les patients.

Les « violences douces », qui semblent plus anodines, sont par contre extrêmement fréquentes et invisibles. Elles ne sont donc généralement pas identifiées. Pire que ça, pensant bien faire, on les exerce avec énergie « pour le bien de notre interlocuteur ». C’est un peu comme si on donnait chaque jour « juste un peu de poison, juste un peu » pensant donner des vitamines. Nous verrions la personne péricliter sans comprendre ce qui se passe, car nous serions persuadés de « lui faire prendre chaque jour quelque chose sensé lui donner des forces ».

Par exemple, la générosité d’une équipe de soignants conduit ceux-ci à organiser une sortie, dans laquelle les résidents vont pouvoir faire une partie de pêche. Après la sortie, imaginant que la pêche aurait dû les distraire, un soignant est déçu : « il sont heureux de sortir, mais ils n’ont pas voulu pêcher. On a l’impression qu’on fait tout ce qu’on peut pour eux, mais qu’ils s’en fichent ». Les résidents, voyant cette déception chez ceux qui les accompagnent (ça se voit sur leur visage même quand ils ne disent rien), peuvent même aller jusqu’à se culpabiliser de produire une telle déception chez « ceux qui font tout pour qu’ils soient bien ». C’est un sentiment très curieux que de se sentir coupable de ne pas avoir apprécié ce qu’on nous donne alors qu’on n’en veut pas : voilà un « gentil » qui me fait du mal en m’imposant un truc que je ne veux pas et, en plus, du fait de sa gentillesse, je me sens coupable de ne pas avoir trouvé ça agréable !

Vous remarquerez ici la subtilité des « violences douces ». Elles sont si subtiles qu’elles en sont généralement invisibles. Heureusement, elles ne sont invisibles que pour ceux qui ne savent pas qu’elles existent. Quand on a compris ce mécanisme, elles nous apparaissent clairement et peuvent spontanément diminuer.

Mais au début, quand on commence à en prendre conscience, ce peut être douloureux, car nous découvrons que nous semons du trouble justement là où nous pensions amener paix et bien être.

Imaginez un enfant à qui on donne des peluches pour le calmer. Puis, imaginez qu’il pleure davantage à chaque fois qu’on les lui donne. Nous en serions désolés car ce n’est pas l’effet que nous voulions produire. Puis, mettant des lunettes adaptées, nous découvririons horrifiés que ce que nous croyions être des peluches étaient en fait des oursins. Une fois qu’on le voit, ça devient facile. Mais avant d’avoir les lunettes, ça nous était impossible.

La difficulté, quand nous mettons ces lunettes est que nous voyons plein de monde « donner des oursins » pour calmer (croyant donner des peluches). Cela ressemble un peu à des scènes d’horreur où l’on aurait envie de dire « Stop ! Arrêtez tout ça ! ». Mais comme ceux qui commettent cette maladresse ne le font pas volontairement, leur dire « stop » avec cette violence les agresserait et ne produirait rien de bon. Nous devrons garder en conscience qu’il est aussi important d’avoir de la considération envers les personnes soignées qu’envers les soignants qui s’en occupent (même quand ils se trompent). Nous horrifier ne nous mènerait à rien.

Cela fait un peu penser  à cet ouvrage écrit par le psychologue Claude Steiner à l’attention des enfants…  mais vivement recommandé aux grands : « Le conte chaud et doux des chaudoudoux » (Inter Editions). 
Les enfants donnent des "chaudoudoux" qu’ils ont en abondance (le fait d’en donner ne leur en enlève pas). Les gens sont si heureux que la sorcière vendeuse de potion ne fait pas d’affaires. Elle leur suggère alors de se méfier, de ne plus en donner  car il pourrait venir à en manquer. Cependant, ceux qui n’en reçoivent plus deviennent malheureux au point qu’ils pourraient en mourir… et n’achèteraient toujours pas de potion ! Pour contourner cet écueil, la sorcière invite les enfants à distribuer des leurres, qui ne sont pas des chaudoudoux, mais font bien illusion. Ce sont des « froids-piquants ». Si bien que les gens sont assez malheureux pour avoir besoin de potion, mais vivent quand même suffisamment pour venir en acheter…. Heureusement le stratagème est démasqué et l’histoire finit bien.

Prendre conscience de tout cela peut sembler bien douloureux dans un premier temps. Pour y remédier nous avons besoin de bien comprendre ce qui fait la considération, de façon à pouvoir la mettre en œuvre facilement, et de façon à éviter de donner des oursins en guise de peluches.

Ce qui fait la considération

Ce qui fait la considération est d’une part qu’on accorde une valeur inestimable à notre interlocuteur et d’autre part qu’on a confiance en lui.

Quand nous considérons quelqu’un, le mot exprime joliment une attitude pleine de délicatesse : « considérer » vient du latin considerare (constitué de cum – ensemble et  sidérus – étoiles en constellation). Finalement, cela signifie que nous sommes tous les deux des étoiles en constellation ou que nous sommes ensemble sous une bonne étoile (à ne pas confondre avec « être sidéré », qui  vient du latin sideratus, siderari, signifiant « subir l’action funeste des astres »).

La version où « nous serions tous les deux des étoiles » est aussi intéressante que celle disant qu’ « on est ensemble sous une bonne étoile ». La première indique l’estime qu’on a envers son interlocuteur, la seconde indique la confiance qu’on lui accorde ou qu’on accorde à ce qui se passe.

Problématique de la confiance

La notion de confiance doit être précisée, car « avoir confiance » ne doit pas être entendu au sens habituel. Si par exemple vous êtes face à un patient qui met des coups, vous pouvez avoir confiance dans le fait qu’il a une bonne raison d’en donner, mais pas confiance dans le fait qu’il soit inoffensif. Vous vous préserverez donc de ses coups, tout en ayant confiance en sa raison de vouloir en donner. Cela est possible quand vous comprenez que sa réaction ne vient pas de vous, mais de quelque chose qu’il ressent  en lui, et qu’il aurait besoin que l’on prenne en compte.

Quand Carl Rogers parle de confiance inconditionnelle envers les patients il parle de la confiance dans le fait que ceux-ci ont une raison, mais pas forcément dans le fait qu’ils soient inoffensifs envers autrui ou envers eux-mêmes.

Différencier l’individu de son problème

Pour être dans cette attitude de considération, un des points clé est de ne pas confondre la personne qui a un problème, avec ce problème lui-même.

Si quelqu’un vous livre un grave souci le faisant souffrir dans sa vie, la tendance est, hélas, de laisser notre attention être littéralement « aspirée » par ce souci qu’il nous livre, car nous raisonnons aussitôt en terme de « problème-solution-résultat ». Si un tel raisonnement est juste pour les problèmes matériels, il ne l’est pas pour les souffrances psychologiques. Notre attitude offre ainsi l’expression de quelqu’un qui regarde un problème, et notre interlocuteur, ressentant cette gravité dans nos yeux, se trouve soudain identifié à son souci. Il est alors en droit de douter de notre capacité à l’entendre.

Comprenant cela plus ou moins intuitivement, nous essaierons alors de rester impassible pour ne pas laisser paraître combien nous sommes affectés. Nous en devenons alors « vides », comme si nous n’avions rien vu, au point qu’à ce moment là notre interlocuteur ne se sentira plus vu du tout et souffrira de notre apparente indifférence. D’autre part, ce que nous montrons n’étant pas en harmonie avec ce que nous ressentons, nous offrirons un spectacle d’incohérence à celui que nous croyons ainsi préserver. Carl Rogers parlait de « congruence » pour nommer l’attitude juste, dans laquelle ce que nous montrons est en harmonie avec ce que nous sommes (il nous invite ainsi à ne pas être « incongru »).

L’attitude, plus simple et plus satisfaisante, est de garder notre attention orientée vers l’individu qui s’adresse à nous. Il en résulte spontanément que notre attention n’est plus « aspirée » par la gravité du propos. Nous entendons tout de même cette gravité, mais la présence de notre interlocuteur étant au premier plan, sa problématique peut être abordée sans que nous en soyons affectés, même s’il s’agit de quelque chose de grave (comme par exemple un deuil ou une situation de fin de vie).

Voilà qui est essentiel : s’il importe de ne pas être affecté, nous devons cependant être chaleureux. Pour apporter une bienveillance de qualité, nous devrons être « touché » par la présence de notre interlocuteur, mais pas « affecté » par son propos. Cela mérite quelques précisions.

Etre touché sans être affecté

Si nous ne voulons pas être « touché », il n’y a pas d’aide possible ! Un patient ne se sentira pas plus aidé par quelqu’un qui semble indifférent, que par quelqu’un qui semblera affecté.

Notre langage a déjà mis notre attention sur la piste : « Avoir du tact », c’est faire preuve de délicatesse. Avez-vous remarqué que nous avons coutume de désigner la délicatesse par le mot « tact » ? Naturellement il y est question du « tact psychique » et non du « tact physique ».

Pour désigner une présence chaleureuse, nous parlons souvent d’empathie. Le problème c’est que nous croyons trop que l’empathie est « l’art de savoir se mettre à la place de l’autre ». En fait c’est surtout « avoir du tact », et même « être en contact ».

Pour les amateurs de précisions: Le mot « empathie » vient de l’anglais « empathy » venant lui-même de l’allemand « Einfühlung ». Les psychologues Théodor Lipps et Sandor Ferenczi ont nommé les premiers, ce concept « Einfühlung » dans lequel on est sensible à autrui par une sorte de « tact psychique ». Ce « tact » se trouve dans le mot « fühlen » équivalent au mot anglais « feeling ». Les deux mots expriment une sorte de sensibilité un peu spéciale, un peu indéfinissable qui est de l’ordre du tact, mais qui n’est ni somatique ni corporelle.

« Etre touché », c’est disposer de ce type de sensibilité qui nous permet de « percevoir notre interlocuteur », c’est disposer de ce « tact psychique » nous permettant d’être conscient du vécu de l’autre, sans pour autant nous mettre à sa place. Il est évident que se mettre à la place de l’autre ne nous mènerait à rien, car une fois à sa place, nous percevrions « nous à sa place » et non « lui à la sienne » (voir publication « Le piège de l’empathie »). Avoir du tact, c’est « rencontrer l’autre » de façon à ce que sa présence soit ressentie comme un privilège.

C’est seulement alors, qu’il se trouve reconnu comme un individu à part entière et qu’il peut se sentir exister. Quand, au contraire, il se sent « perçu comme un problème » ça le dévalorise et il ne se sent pas du tout reconnu.

Un être a avant tout besoin de reconnaissance.

Privilégier une réelle reconnaissance

L’autonomie

Concernant les personnes âgées, la problématique de l’autonomie est souvent à l’honneur. Mais qu’est-ce que l’autonomie ?

Nous remarquerons que ce mot vient du grec autonomos, c'est-à-dire auto (soi-même) et nomos (lois). Cela signifie « régi par ses propre lois ». L’autonomie, ce n’est donc pas forcément « pouvoir faire tout seul », mais « pouvoir faire selon ses propres règles ».

Naturellement, dans une maison de retraite, un foyer d’hébergement, un EHPAD (établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes) comme dans tous établissements de soins, la vie collective ne permet pas de faire tout ce qu’on veut selon ses propres règles personnelles. On pourrait même dire que dans la vie sociale habituelle, nous ne pouvons pas non plus faire tout ce que nous voulons, quand nous le voulons comme nous le voulons. Notre marge d’autonomie a toujours des limites découlant de notre environnement matériel et surtout de notre environnement social et familial.

Concernant les personnes âgées, quand nous parlons d’autonomie, nous pensons surtout à leur capacité à se débrouiller toutes seules dans les tâches quotidiennes. Peuvent-elles se laver seules, manger seules, se coucher seules, se lever seules…etc? Nous oublions alors l’autre sens de « autonomie » : faire ce qu’on  veut, d’après ses propres règles.

Nous devons remarquer que la personne âgée n’est pas seulement limitée par ses capacités, elle est aussi limitée par la volonté ou par les possibilités de son entourage. La problématique des « violences douces » est ici particulièrement aiguë, car non seulement ses désirs ne peuvent se réaliser, mais le plus souvent il lui est reproché de les avoir.

Elle dira par exemple « Je ne veux pas manger », « je ne veux pas me laver », « je voudrais retourner chez moi », « Je voudrais voir ma fille », « Je veux rester au lit », ou même « Je voudrais mourir ». Naturellement, un soignant ne peut répondre à tous ces souhaits, soit parce que le temps lui manque, soit parce que la nécessité du soin ou la vie collective ne le permet pas, soit parce que c’est pour lui une impossibilité éthique (comme dans « je voudrais mourir »)

Aucun soignant ne souhaite être désagréable dans ces situations, mais tous sont embarrassés. Il se trouve que leur façon de le gérer est alors souvent l’utilisation du déni. Aux réflexions énoncées ci-dessus, ils opposeront : « mais il faut manger un peu », « si vous ne vous lavez pas vous aurez des escarres », « vous savez bien que vous ne pourriez pas vous débrouiller seule chez vous », « mais votre fille va bientôt venir », « vous n’allez quand même pas rester au lit toute la journée ! », « mais faut pas dire ça, vos enfants seraient trop tristes de ne pas vous trouver demain »…

La question est de savoir ce qu’on peut faire, face à ces innombrables propos des résidents ou des patients. 

Y a-t-il moyen de proposer une validation de leurs désirs même quand ils ne peuvent être satisfaits, quelle qu’en soit la raison ?  Y a-t-il un moyen de les valider sans pour autant manquer les soins, sans mettre la personne en danger, sans nuire à la vie collective….sans manquer aux règles d’éthiques ?

Il y a en effet une façon de procéder qui permet d’éviter ces écueils sans faire obstacle ni à la qualité des soins ni à l’éthique. Nous commencerons par remarquer que ce n’est pas parce qu’on ne peut permettre une liberté qu’on ne peut en entendre le désir. Ne pas avoir une liberté est une douleur dont on ne peut pas forcément faire l’économie. Mais se faire culpabiliser d’avoir envie de cette liberté est une autre douleur qui elle peut être évitée. En effet, s’il est douloureux de vivre dans un monde où l’on est privé de ce qu’on veut, il l’est encore plus de se trouver dans un monde où l’on nous interdit d’en avoir envie. Quand même le rêve devient une faute… que reste-t-il ?

Quand on ne peut permettre certaines libertés

La vie collective, par nature, limite forcément les libertés. Les repas, par exemple, se dérouleront pour tout le monde en même temps. Celui qui aime se lever tard sera contraint de se lever en même temps que les autres, pareillement pour le coucher, pour les toilettes, pour les bains, pour les douches, ou pour les soins. Tout cela se passe quand c’est le moment, quand c’est possible, et pas forcément quand on le veut. Comme nous l’avons vu, le « auto-nomos » est mis à mal, par le simple fait de cette vie collective.

Il se peut même que des personnes âgées ne veuillent jamais certaines choses qu’on leur impose tous les jours ! Ainsi, une personne qui refuse toujours de se laver, sera lavée quand même ; une autre qui aimerait rester au lit plus longtemps se retrouvera systématiquement levée et mise au fauteuil trop tôt à son goût ; une autre encore qui ne veut pas aller à l’animation (par exemple l’activité de chant, que pourtant les autres aiment bien) s’y trouvera propulsée « pour son bien ».

Les impératifs de sécurité viennent encore compliquer la situation : si une personne risque de tomber en se levant, pour éviter un accident, les soignants ne lui permettront pas de se lever seule. Son lit se trouvera alors « agrémenté » de barrières pour l’empêcher de tomber… et même pour ne pas qu’elle se lève du tout. Si elle tente quand même de se lever, elle devra enjamber ces barrières et tombera de plus haut (c’est raté pour la sécurité !... mais y a-t-il une bonne solution ?). Quand un soignant la retrouvera ainsi au sol, il en éprouvera de l’inquiétude et peinera à ne pas être réprobateur « Mais qu’est-ce que vous avez encore fait !? ». La relevant néanmoins avec douceur, il la remettra au lit en lui donnant une consigne : « Bon, maintenant vous êtes sage. On viendra s’occuper de vous tout à l’heure ». Il y a peu de chance que le ressenti de la personne âgée soit reconnu par une remarque, délicatement énoncée avec un ton de reconnaissance : « Vous vouliez vous lever ? », afin qu’elle puisse exprimer le souhait qu’elle avait en enjambant cette barrière, même si on ne peut lui permettre de le faire. Ce n’est pas parce qu’elle ne doit pas se lever qu’elle n’a pas le droit d’en avoir envie. Or, ce qu’elle pense… personne ne s’en préoccupe… car seule la sécurité importe !

Il est vrai que la situation n’est pas simple, car la sécurité doit être présente. La question est de savoir comment la faire cohabiter avec la délicatesse et la considération… Comment faire cohabiter ces limitations avec néanmoins une réhabilitation de l’autonomie.

Il ne s’agit surtout pas ici de porter une dure critique envers le travail des soignants, car ils font pour le mieux. Mais il y a un état de fait : les résidents ou les patients, pour leur santé ou pour leur sécurité, se retrouvent en train de subir des choses qu’ils ne désirent pas et sont privés de choses qu’ils désirent.

Pire encore, quand ils ne s’y soumettent pas ou se rebellent un peu (ce qui montre pourtant qu’il leur reste un peu d’énergie), ils reçoivent souvent une « gentille » critique venant leur indiquer que ce qu’ils veulent est erroné, insensé, déplacé… et même finalement un peu stupide ! La difficulté habituelle est que quand nous ne pouvons pas satisfaire une personne dans sa demande, si nous sommes généreux, ça nous met mal de ne pas pouvoir réaliser ce qu’elle souhaite. Alors, pour ne pas être un « méchant » qui dit « non » on se transforme en « gentil » qui lui explique que sa demande est stupide ! Bien involontairement, il se trouve alors que pour la délicatesse, c’est vraiment raté ! Nous avons peur de reconnaître la validité d’une demande qu’on ne peut satisfaire et nous nous embourbons alors aussitôt dans un déni de cette demande. Nous avons là un des mécanismes majeurs des « violences douces ».

En fait, pour mieux gérer ces situations, il convient non pas de nier, mais de reconnaître ce qui est exprimé : « Vous vouliez vous lever ? » est une reformulation qui reconnaît le désir de se lever de la personne âgée (voir ma publication sur la « reformulation »). Même si on ne peut lui permettre de se lever, pour des raisons de sécurité ou de disponibilité, on peut au moins lui accorder 1/qu’elle en a le désir et 2/qu’il y a une raison à cela. « Ça ne vous convient pas de faire votre toilette ? » est aussi une reformulation permettant à la personne âgée de se sentir reconnue dans son souhait de ne pas la faire. Même si on doit ensuite la lui imposer, il importe 1/de lui permettre de dire son refus, 2/de l’accompagner afin qu’elle puisse en expliciter la raison, 3/ de reconnaître cette raison. Ce n’est qu’après qu’on « impose » le soin s’il doit être fait. Mais souvent, la personne ayant été reconnue dans sa raison peut s’ouvrir à ce qu’on lui explique, surtout si on l’a fait participer à cette réflexion. Comme on lui dit que d’un côté on a bien compris que ça ne lui convient pas de faire sa toilette, mais que d’un autre, cette toilette est nécessaire pour des raisons de santé et d’hygiène… quand ensuite on lui demande « comment pourrions nous faire ? », elle a la ressource de trouver la bonne façon de s’y prendre. Une personne reconnue a toujours des ressources insoupçonnées. Si, au contraire, on pense à sa place, petit à petit, ses ressources disparaissent.

Puis nous ne devrions jamais oublier que si nous avons quelque chose d’important à lui expliquer, pour qu’elle nous entende, il faut d’abord qu’elle existe ! … et que pour qu’elle existe, elle doit d’abord se sentir reconnue dans ce qu’elle ressent.

Nous devons bien admettre qu’il est paradoxal de parler d’autonomie (auto-nomos) et en même temps de nier chaque pensée exprimée ! Comment celui qui n’a plus le droit d’avoir un avis ou un désir peut il être autonome ? Comment peut-il même garder le goût de s’exprimer ? Ces types de dénis induisent involontairement des attitudes de silence, de renfermement et même, sans doute, des syndromes de glissement.

Quand on entend des choses auxquelles on ne peut vraiment rien

Le déni est quelque chose de subtil. Les soignants n’ont généralement pas l’impression de se trouver dans une telle attitude. Je pense par exemple à ce monsieur en syndrome de glissement qui se laissait mourir et ne mangeait plus rien. Avec la plus grande générosité, l’équipe se mobilisait pour trouver comment le « stimuler ». Et plus elle le stimulait… plus il « partait ». Une soignante a eu une intuition extraordinaire. Au lieu de chercher à le stimuler, elle l’a simplement reconnu. S’approchant de lui, lors d’un repas qu’il ne voulait pas, elle lui a juste dit avec délicatesse, sur un ton de chaleureuse reconnaissance « Vous ne voulez plus ? » Elle sous-entendait « Vous ne voulez plus vivre ? C’est cela ? ». Elle montrait là qu’elle venait d’en prendre la mesure et se sentait très proche de lui, dans la pleine reconnaissance de la réalité qu’il éprouve au plus profond de lui. Contrairement à ce qu’on aurait pu croire… à partir de là, il a remangé !

La « stimulation » était en fait un déni, conduisant ce monsieur à s’éteindre et à renoncer davantage. En effet : « à quoi bon vivre dans un monde où même les gentils ne nous entendent pas ! ». La reconnaissance, elle, produit quelque chose de diamétralement opposé : « vivre dans un monde où il y a ne serait-ce qu’une personne qui nous entend… ça peut valoir la peine !  »

Vous remarquez à quel point tout est en finesse.

Nous n’avons cependant abordé jusque là que des situations où une issue satisfaisante est possible. Qu’en est-il face à des situations irrémédiables : envie de retourner chez soi, deuils, fin de vie.

Exemple sur le deuil : La nuit une résidente appelle en criant « je veux mourir ». Un agent de service hospitalier vient auprès d’elle et, l’écoutant avec attention et bienveillance, entend vraiment son propos. Il lui reformule avec douceur et reconnaissance « Ce serait mieux pour vous si vous étiez morte ? » (il reconnaît ainsi l’existence de son désir et lui accorde implicitement qu’elle a une raison de l’avoir). La femme lui répond, avec un regard rempli d’un mélange de douleur et de bonheur « Oui, je pourrais retrouver mon mari ! » L’agent, sensible aux sentiments que cette femme venait de montrer envers son mari,  poursuit avec une infinie douceur par une autre reformulation « Vous aimez tellement votre mari ? ». La résidente lui sourit, comme satisfaite de cette reconnaissance et passa une nuit paisible.

D’autres attitudes auraient pu se produire : face à son désir de mourir certains lui auraient peut-être rétorqué « Voyons il ne faut pas dire ça ! » ou, plus délicatement avec un déni implicite « Pourquoi vous dites ça ? ». Cette question l’invite apparemment à donner sa raison, mais avec un non verbal (le ton) qui laisse entendre qu’il ne peut y avoir de bonne raison à un tel souhait. En effet, le projet est de l’en décourager et surtout pas de le reconnaître. La résidente aurait alors peut-être aussi répondu « Je pourrais retrouver mon mari ». Mais ce soignant se serait mis à confirmer sa réprobation (auparavant juste implicite) : « Mais enfin, votre mari est mort ! Vos enfants qui sont bien vivants seraient tellement tristes de ne pas vous retrouver demain ! ». Ces paroles qui se veulent encourageantes claquent hélas comme un violent déni : 1/Votre mari est mort, n’en parlons plus ! 2/Vous ne pouvez être indélicate au point d’abandonner vos enfants ! Alors, non seulement elle a perdu son mari et on l’invite à l’oublier (on le fait ainsi mourir une deuxième fois) mais, en plus, on la culpabilise de ne pas penser à ses enfants… En y regardant bien, quelqu’un qui voulait mourir peut il trouver là une motivation pour continuer à vivre ?

Exemple d’envie de retour chez soi : Un résident dit combien il regrette sa maison et son jardin. « Je voudrais rentrer à la maison. Ça me manque de ne pas être chez moi. J’aimais tellement mon jardin » Une soignante avisée lui reformulera avec délicatesse et reconnaissance « Votre maison vous manque tellement ? » Le fait de pouvoir dire son ressenti, à une personne qui en reconnaît l’importance,  réconfortera le résident. On ne peut lui permettre de rentrer chez lui. C’est impossible. Mais il a le droit d’avoir la nostalgie de sa maison et de son jardin. C’est finalement tout simple !

Une soignante moins avisée tentera de le ramener à la raison avec douceur : « Vous savez bien que vous ne pouvez pas rentrer chez vous. Vous ne pourriez pas vous débrouiller tout seul. L’autre fois vous avez oublié d’éteindre le gaz. Quand vous êtes tombé vous êtes resté six heures par terre avant qu’on vienne vous chercher. Puis votre jardin c’est beaucoup de travail. Ici vous avez un parc magnifique. Les jardiniers s’en occupent… » Toutes ces paroles, même prononcées avec délicatesse montrent à ce monsieur qu’il n’a pas à espérer être entendu. Il se retrouve stupide de vouloir rentrer chez lui alors que c’est impossible. Il est vu comme quelqu’un qui n’a pas compris les raisons de cette impossibilité. C’est comme si cette « gentillesse » ne faisait que mettre l’accent sur sa stupidité. Alors, sa nostalgie, son ressenti… qu’en fait-il ? Ils lui sont tout simplement interdits. Le rêve n’est plus permis. Il devient même une sorte de « faute » qui est reprochée : on n’a pas le droit d’aborder ce sujet… ! Nous avons encore là un exemple de « violence douce ». Bien involontaire, elle n’en n’est pas moins là pour autant et produit, sans qu’on s’en rende compte, des blessures à répétition.

Concernant les situations auxquelles on ne peut rien changer, nous aurons bien sûr aussi les situations de fin de vie. Nous y trouverons les mêmes considérations. Je n’aborderai pas ce thème ici car je l’ai déjà  largement développé dans ma publication d’avril 2003  « Humaniser la fin de vie ».

Les gentillesses dévastatrices

Dans une activité, une résidente réalise un coloriage. Elle manifeste, en non verbal, que ce qu’elle fait ne lui plait pas. Voulant l’encourager, le soignant qui s’occupe d’elle lui dit que c’est très beau. La personne grimace alors un peu plus pour montrer son désaccord. Le soignant (qui au fond a bien remarqué ce signe non verbal) ajoute alors un encouragement : « vous avez choisi de très belles couleurs ». La grimace s’amplifiant encore, le soignant poursuit par « Ceux que vous avez fait l’autre fois étaient très beaux aussi ». La grimace se répète et l’on sent très bien que la personne n’est pas de cet avis. Je viens vers cette femme et lui reformule simplement « ça n’a pas l’air de vous plaire ? ». Comme prenant une grande respiration de soulagement elle me dit « ça ne peut pas me plaire ! J’étais institutrice, et les gamins dont je m’occupais faisaient mieux que moi. Regardez, j’en fiche partout ! » Contrairement aux apparences, les encouragements du soignant étaient des dénis à répétition qui interdisaient à cette femme d’avoir le ressenti qui est le sien. Pensant l’encourager, le soignant lui interdisait tout simplement d’exister ( !?)  Bien sûr il n’était pas question de lui dire « Oui, vos dessins sont moches » et aucun soignant n’aurait eu cette malencontreuse idée, bien évidemment. Il s’agissait en fait de comprendre qu’il n’est pas question de notre avis, mais du sien. L’autonomie, ça commence par le fait d’avoir le droit de penser, par le droit d’avoir un avis à soi et de ne pas avoir à se soumettre à l’avis de l’autre. Imposer notre avis à quelqu’un, afin qu’il remplace sa pensée par la nôtre, revient à une sorte de « lobotomie » psychologique dans laquelle on l’invite à supprimer une partie de lui-même. Nous ne sommes là ni dans la bienveillance, ni dans la bientraitance !

Une résidente ne se trouve pas belle. Elle dit à la soignante qui s’occupe d’elle « t’es belle ! ». La soignante répond judicieusement « merci », acceptant que cette personne puisse la trouver belle. On sent très bien que la soignante ne s’en glorifie aucunement et qu’il n’y a aucun ego de sa part. C’est tout simplement une juste reconnaissance de ce que la résidente exprime. Puis la résidente ajoute « Moi j’suis pas belle ! ». La soignante s’égare alors dans un déni : « Mais si vous êtes belle ! Vous avez de beaux yeux ! ». S’il est bien évident qu’il serait mauvais de dire à la résidente « C’est vrai vous êtes moche » (cela ne viendrait heureusement à l’idée de personne) il est plus délicat de se rendre compte que ce « Mais si vous êtes belle » est une agression de type « violence douce ». La résidente exprimait un ressenti et elle vient d’être niée. Elle est ainsi invitée à se taire, à abandonner son point de vue et à adopter celui de son interlocuteur. Elle n’aura le droit de s’exprimer que si elle adopte ce point vue qui lui est étranger. Qu’est ce que la soignante aurait donc pu dire pour éviter la « violence douce » ? Elle aurait pu simplement reformuler avec beaucoup de reconnaissance et de délicatesse « Vous ne vous plaisez pas ? » la résidente aurait pu ainsi exprimer certaines choses importantes du genre « Vous savez avant j’étais belle. Je ne suis plus qu’une vieille peau. Ce n’est pas facile de vieillir ». La soignante aurait poursuivi simplement par « ça vous a été difficile de voir changer votre apparence ? ». On ne peut changer le fait que la personne vieillisse. On ne peut changer que cela ne lui plaise pas. Ce qu’on peut faire c’est reconnaître son ressenti. Ce n’est pas non plus avoir le même avis que le sien. Nous pouvons très bien la trouver belle et le lui dire, mais pas sans avoir reconnu, qu’à ses yeux, elle, elle ne se plait pas. Sinon c’est un déni. Reconnaître son avis, à elle, n’empêche pas ce qu’elle ressent. Ça le reconnaît et lui permet de se sentir exister. Elle est entendue, elle peut partager… elle est reconnue et si elle a un poids sur le cœur on l’entend. Au final, elle n’est plus aussi seule.

La valeur de ce qui est exprimé

Tout se résume à la valeur qu’on accorde à ce qui est exprimé. Souvent les paroles semblent anodines ou erronées et il vient tout naturellement à l’esprit, pour venir en aide à notre interlocuteur, de rectifier son propos.

« Je suis moche »… « Non vous êtes belle ». « Je ne sers plus à rien » … « Mais si vos enfants sont contents de venir vous voir ». « Je ferais mieux de mourir » … « Mais il ne faut pas dire ça ». « Je me sens seule »… « Mais votre fils vient demain ». « Je m’ennuie »… « Venez aux activités, ça vous changera les idées ». « Ma maison me manque, quand est-ce que j’y retourne ? »… « Vous savez très bien que vous ne pourriez pas vous y débrouiller toute seule ». « Mon fils me manque, il ne vient pas souvent »… « Mais il vient quand même toutes les semaines. Tous les résidents n’ont pas cette chance. Et puis il est très occupé »…etc …etc….etc !

Nous avons une sérieuse difficulté à accorder à notre interlocuteur que ce qu’il nous dit est si important. Nous avons pris la fâcheuse habitude de croire que son propos est, soit insignifiant, soit erroné, soit néfaste. Nous sommes alors portés spontanément à vouloir le recentrer, le corriger, le rectifier. Nous n’avons pas pris l’habitude de considérer que ce que nous dit l’autre est essentiel pour lui, ni que cela a un fondement pertinent. Il se peut qu’il peine à l’exprimer avec justesse et que nous ne le comprenions pas bien. Dans ce cas nous devrions simplement l’aider à expliciter ce qu’il cherche à dire. Il ne s’agirait surtout pas de lui « tirer les vers du nez » mais de l’aider à préciser ce qu’il cherche à nous faire savoir. Il ne s’agirait ni de questions d’enquête, ni de curiosité, mais d’un accompagnement de notre interlocuteur vers ce qui lui tient à cœur de nous montrer.

Quand certains propos nous semblent incohérents, il nous vient hélas à l’idée de ramener notre interlocuteur à « la raison » en le resituant dans le présent. Nous pensons le « réorienter » en le ramenant à notre logique. Mais cela le conduit au contraire à l’éloigner de sa raison à lui, et à le désorienter (!?). Le plus souvent, là où se portait son attention était une juste direction pour faire valoir quelque chose qui a été important dans sa vie. La validation de cette chose importante lui aurait spontanément permis de revenir dans le présent, bien mieux que de tenter de le détourner de ce qu’il essayait péniblement de nous communiquer.

Il s’agit même parfois de choses dérisoires, très justes et très actuelles que nous prenons à tort pour une désorientation. Ainsi cette femme qui pleure en réclamant sa fille : le soignant, voulant la ramener à la raison,  lui explique alors que sa fille est venue cette après midi… et lui a même amené des fleurs (il s’appuie ainsi sur une preuve tangible). Il a fallu un échange de plus de dix minutes pour réaliser qu’il s’agissait d’une autre fille qui, elle, ne vient jamais. Ici, en voulant ramener la résidente à ce que qu’il croit être « raisonnable », le soignant éloigne celle-ci de ce qui est juste en elle. Il contribue alors à augmenter son apparente  désorientation.

La désorientation

Il arrive donc que se révèle une raison tangible, qui vient tout expliquer et met tout le monde d’accord, comme dans ce cas ci-dessus où il y a effectivement une autre fille qui ne vient jamais. Mais nous avons aussi de nombreuses situations où une telle raison ne se trouve aucunement dans l’environnement actuel. Par exemple, le cas de la personne de quatre-vingt-dix-huit  ans qui appelle sa mère, le cas de la personne qui veut donner à manger à ses poules ou ranger le bois, de celle qui ne veut pas manger pour garder la nourriture pour « lui » (sans que nous puissions savoir qui est ce « lui » qu’elle mentionne), de l’autre qui veut aller chercher ses enfants à l’école… Nous trouvons diverses situations où la personne âgée semble dire des choses sans cohérence, fort éloignées de la réalité.

Ces situations sont plus délicates pour les soignants qui considèrent uniquement le présent dans leur réflexion. Dans une photo, il n’y a pas que le premier plan. Si on considère le présent comme un plan, et si on ne regarde que ce plan, on perd la profondeur de l’espace donnant tout son sens à cette photo. On perd la perspective et on se retrouve dans un monde plat sans signification. Or, au présent s’ajoute tout ce qui a fait la vie d’un être et cela constitue « l’espace » de son existence. Ce qui ne s’explique pas par le présent (le premier plan), trouve sens quand on considère l’ensemble d’une vie (la profondeur). Nous croyons, à tort, que ce qu’a vécu une personne autrefois est dans le passé. En fait les évènements sont dans le passé, mais celui qu’il était lors de ces évènements est dans le présent et constitue toute la profondeur de l’être qu’il est. Pour vraiment l’entendre, il s’agit de ne pas le regarder seulement en « deux dimensions » (premier plan), mais de tenir compte de ce qu’il a été à chacun des instants de son existence (la profondeur).

Noami Feil, auteur de « Validation mode d’emploi » (éditions Pradel), a beaucoup travaillé sur cette reconnaissance accordée dans les cas où ce qui est exprimé semble déraisonnable. 

Elle commence son ouvrage par l’exemple de Florence Trew qui est une vielle dame poussant des cris incohérents. Quand Noami Feil s’approche d’elle, la vielle dame lui dit en montrant une soignante « dites-lui de me le rendre ! C’est elle qui me l’a pris ! ». Noami Feil lui répond avec beaucoup délicatesse et de justesse « Qui vous a-t-elle pris ? ». La vielle dame lance ce qui pour elle est une évidence « Eh bien Creaky, voyons ! » Il se trouve que Noami Feil connaissait l’histoire de cette dame qui, à l’âge de huit ans, a du supporter qu’on lui arrache  ce fameux « Creaky » (et le jette à la poubelle) Ce « Creaki » n’était autre que le doudou qu’elle emmenait partout : un lièvre en bois que son père lui avait offert deux ans avant sa mort ! Noami savait que Florence Trew, parlant de ce cruel instant, avait dit autrefois « Ce jour là je suis morte ! ». Cette apparente incohérence est en fait une situation tout à fait cohérente où la dame âgée parle au nom d’une enfant qu’on n’a jamais entendue, qui n’a jamais eu l’opportunité de dire. Cela se passe comme si cette enfant était encore « là » en attente qu’on la comprenne : l’histoire est passée, mais l’enfant est présente ! La vieille dame est parfaitement orientée vers sa raison : « une enfant qui a souffert et qu’on n’a jamais entendue » 

La reconnaissance de cette raison peut amener beaucoup de paix. Le déni de cette raison… fait au contraire « perdre la raison » ! Croyant la réorienter, on ne fait alors qu’aggraver sa désorientation. On l’éloigne ainsi de la juste direction dans laquelle il fallait accomplir une validation, on l’éloigne malencontreusement de cette petite fille de huit ans qui attend toujours qu’on comprenne la dimension de ce qu’elle a vécu et qu’on le reconnaisse enfin !

Je ne prétends pas développer ici en détails ce sujet passionnant de la désoriention. Je souhaite juste attirer l’attention des soignants sur cette notion de « raisons à reconnaître », même quand nous ne les connaissons pas. Cela produit une sorte d’accomplissement. Je souhaite juste attirer l’attention sur le fait que « nier une raison » contribue à augmenter la désorientation et constitue aussi une « violence douce ». Par ce déni, croyant aider, on aggrave ce qu’on pensait apaiser.

Ramener quelqu’un dans le présent reste une bonne pratique, mais cela ne peut se faire sans avoir auparavant validé cette profondeur qui constitue sa vie avec justesse. Là aussi nous devons passer d’abord par la reconnaissance.

Face au silence verbal

Il y a aussi des personnes qui ne peuvent plus s’exprimer.  Que ce soit par aphasie, par dépression profonde, par colère et mutisme, par épuisement ou même par état comateux… J’attire aussi votre attention sur le fait que leur non verbal nous « parle » aussi. Que ce soit un regard, un souffle, une simple modification de position, un changement du rythme cardiaque… cela vaut langage.

Face à ces personnes qui ne prononcent plus rien, les soignants avisés savent qu’il convient de se présenter, d’annoncer ce qu’on va faire et de nommer ce qu’on fait quand on le fait. J’ajouterai ici qu’on ne manquera pas d’apporter, en plus, la reconnaissance de ce qui est manifesté.

La difficulté est que nous n’avons plus ici que le non verbal. Le non verbal (mimiques et intonations de la voix), même chez ceux qui parlent, représente 90% de ce qu’ils expriment. Cela vient nuancer le sens de leurs propos parfois jusqu’à l’opposé des mots qu’ils prononcent. Quand les gens ne parlent plus, c’est 100% du message qui est non verbal ! 

Quand une personne recule son bras alors qu’on l’approche pour un soin, nous confirmerons cela par cette reformulation « vous ne souhaitez pas que je touche votre bras ? » Puis on expliquera ce qu’on fait. Avant, il y aura eu reconnaissance. Si une personne dans le coma manifeste une intensification respiratoire ou cardiaque, on reconnaîtra « Il y a quelque chose qui vous tourmente ? ». Aussi modeste soit-il, ce moment de reconnaissance est fondamental.

Il importe de devenir de plus en plus sensible à ces expressions non verbales. C’est ce qui permettra de proposer une réelle bienveillance et de ne pas produire de « violences douces »… ou, plus modestement, d’en produire la moins possible.

Le piège des activités occupationnelles

Pour clore ce chapitre des « violences douces » envers des patients ou des résidents, j’aborderai le domaine des animations. S’il semble tout à fait juste de proposer des animations pour l’agrément de la vie quotidienne, cela soulève quelques points qu’on ne doit pas négliger. Une personne beaucoup plus âgée que nous n’a pas forcément les mêmes projets que nous pour occuper sa vie. Ce qui, à nos yeux, semble distraire, peut même profondément l’ennuyer.

Le piège est sans doute que nous raisonnons en terme de « distractions ». Une personne âgée en a fini avec l’apparence, avec le déni, avec les « faux fuyants », avec le « faire bonne figure », avec le « faire comme si » (sauf si elle y est obligée à des fins manipulatrices).

Il n’est déjà pas très heureux de détourner l’attention d’un enfant qui pleure en lui disant « regarde la jolie voiture » ou « regarde la belle poupée ». Croyant bien faire, cela revient à nier ce qu’il exprime. Mais après, en jouant, il pourra compenser les effets néfastes de cette maladresse de son entourage. Il aurait néanmoins préféré qu’on reconnaisse sa peine.

Avec une personne âgée cela devient totalement insupportable… car elle a moins de possibilités de « jouer » pour compenser la maladresse subie ! Quand elle se dit triste et qu’on veut l’emmener à une activité pour la distraire de sa tristesse, il y a là une « violence douce ». La violence ne consiste pas en le fait de l’emmener à l’activité… ça peut même être bien. La violence résulte du fait qu’on l’emmène sans l’avoir écoutée et validée. Avant de l’emmener à l’activité, on ne peut faire l’économie de passer par une phase de validation de sa tristesse et de validation de la raison de sa tristesse. D’autre part on ne doit pas sous-estimer l’éventualité que cette activité ne lui convienne tout simplement pas, juste par goût.

Qu’il y ait de l’occupationnel, pourquoi pas… mais pourvu qu’il ne s’agisse pas d’une politique d’évitement des ressentis. Il se trouve qu’une personne âgée a souvent plus envie de « rassembler » ce qui est elle, que de se « distraire » (nous noterons que « distraire » vient du latin distrahere signifiant « tirer en divers sens », « séparer, détacher d’un tout »).

Le problème qui se pose est plus d’ordre « ergothérapique » (l’ergothérapie permet par exemple à des personnes qui ont perdu des facultés suite à un accident vasculaire cérébral, de les retrouver en produisant de nouvelles connections  dans le cerveau). Il se trouve que, même sans accident vasculaire cérébral, les activités qu’on ne fait plus sont de plus en plus difficiles à faire. Les muscles fondent, l’agilité diminue, les facultés intellectuelles se perdent, certains neurones se « déconnectent ». Les activités sont donc particulièrement importantes sur ce plan. Cela les justifie bien plus que le côté « distraction ». Il s’agit alors de trouver des activités qui sont agréables (ou au moins pas trop désagréables) afin de préserver les capacités physiques et intellectuelles. En effet, ces capacités disparaissent bien plus vite qu’on ne le croit si on ne s’en sert pas (quelques semaines d’immobilisation par un plâtre seront suivie de rééducation… même chez un sujet jeune !)

Pour ce qui est de la motivation, le « faire » et le « se distraire » sont moins d’actualité chez un sujet ayant atteint une grande maturité. Il peut en avoir besoin, mais ce n’est pas ce qui mobilise sa vie. Il aura plus tendance à faire le bilan, à faire ressortir ce qu’il a toujours tu (même quand c’est de la colère), à dénouer ce qui est resté noué, à comprendre ce qu’il n’avait pas compris, à rassembler en lui ce qui est resté épars, à accomplir ce qui est resté inachevé.

Les animations, pour ne pas se transformer en « violences douces », auront avantage à se réaliser en tenant compte de cela. Elles auront alors toute leur place pour offrir un authentique mieux-vivre.

La prise en compte des familles

Je ne pouvais terminer cet article sans évoquer l’entourage de la personne âgée. Un individu ne peut être considéré isolément, car ceux qui l’entourent (même s’ils l’entourent mal) font partie de ce qui le constitue.

La complétude

Si le sujet âgé tente de rassembler en lui ce qui est épars, cela concerne aussi bien ses ascendants (même s’ils sont généralement tous décédés), que ses descendants. Ainsi quand un sujet âgé se plaint de l’indélicatesse de ses enfants, il n’attend surtout pas qu’on prenne parti contre eux. Il attend que l’on comprenne sa douleur à lui, mais pas qu’on les dévalorise eux.

Notre difficulté est hélas de ne pas savoir bien entendre la douleur d’un être, sans prendre parti contre celui qui lui a fait mal. Quand il s’agit d’une malveillance venant d’un étranger, notre jugement est juste une maladresse. Mais quand il s’agit d’une malveillance venant d’un de ses enfants, notre jugement est franchement néfaste. Son enfant lui manque et lui fait mal par son indélicatesse… si nous achevons de dévaloriser cet enfant, c’est catastrophique. Il a besoin qu’on entende sa douleur, mais pas qu’on dénigre son « petit ». Concernant le thème de la culpabilisation, vous pouvez lire sur ce site la publication de novembre 2004 « Ne plus induire de culpabilisation chez les patients ou les parents »

L’attitude qui évitera la désobligeante « violence douce » sera de d'abord  valider son ressenti, puis de l’interpeller sur quelque chose du genre « Qu’est ce qui amène votre enfant à agir ainsi ? ». Nous ne minimiserons pas ce que fait l’enfant, mais nous ne porterons aucun jugement envers lui. Nous irons même jusqu’à accorder à l’enfant qu’il a une raison (même si une raison ce n’est pas une excuse. Voir à ce sujet ma publication « Apaiser violences et conflits »)

Le vécu des proches

La bienveillance envers les sujets âgés passe par la bienveillance envers ses proches. De même qu’en pédopsychiatrie on ne peut correctement prendre soin d’un enfant sans tenir compte de sa mère, sans l’entendre et la reconnaître dans ce qu’elle ressent (ce n’est malheureusement pas toujours le cas), de même on ne peut prétendre prendre soin d’un sujet âgé sans entendre et reconnaître le vécu de ses proches, notamment celui de ses enfants.

Le sujet âgé se sentira mieux « si ses enfants existent » et ses enfants existeront mieux « s’ils se sentent reconnus ». Or nous trouvons les mêmes attitudes de déni des soignants envers les enfants, qu’envers les parents âgés. Pensant produire un apaisement ils diront par exemple à un fils qui craint que sa mère ne s’ennuie et qu’on ne s’occupe pas bien d’elle : « Vous savez on s’occupe bien d’elle. Il y a les soins, les activités… et puis elle ne pouvait plus se débrouiller toute seule. Ici elle est en sécurité » le fils rétorque avec culpabilité « Oui mais ça doit être dur pour elle de se retrouver ici ! » Le soignant tente aussitôt de le ramener à la raison « Ce sont des choses qui arrivent un jour. Elles sont nécessaires pour prendre soin d’elle.  Et vous ne devez pas vous culpabiliser. Vous passerez la voir… cela la réconfortera… » De ce fait, le fils ne se sent pas écouté dans ce qu’il ressent. Il aurait simplement aimé entendre « C’est dur pour vous de la voir ici ? » Il aurait pu dire pourquoi c’est dur à ses yeux et à son coeur. Le soignant aurait simplement validé ce ressenti. Puis il aurait ensuite simplement expliqué ce qui se passera dans l’institution. Cette deuxième phase d’explications, le soignant la connaît bien. Il la fait souvent avec justesse. Ce qui manque, c’est l’absence de validation du ressenti du fils… Et même, non content de ne pas le valider, il est même nié quand le soignant tente de l’éloigner de ce qu’il ressent… pour « l’apaiser ».

« Est-ce que ma mère mange assez ? »… « Ne vous inquiétez pas, la diététicienne surveille ses repas ». « N’est-ce pas trop dur pour mon père de devoir se faire assister de la sorte ? »… « Vous savez il faut bien qu’il s’habitue. Nous nous occupons bien de lui… et il participe plutôt bien aux activités ». « Mon père ne réclame-t-il pas trop souvent sa maison ? Je m’en veux que nous ayons dû la vendre pour payer la maison de retraite ! »… « Vous étiez bien obligé bien la vendre ! Nous faisons tout pour qu’il soit bien ici. Quand il en parle nous tentons de le distraire pour qu’il n’y pense pas trop » Tous ces propos ne sont pas des monstruosités et visent à « rassurer » le fils ou la fille du résident. Pourtant, chacun de ces propos montrent que le soignant n’a pas entendu ce qui est exprimé, ou même que si c’est entendu ça sera de toutes façons « nié pour apaiser ».

« Vous craignez que votre mère ne mange pas assez ? » aurait été une juste reformulation. « Vous vous demandez comment votre père supporte d’être assisté ? » ; « Vous craignez que ça ne lui soit trop dur d’avoir laissé sa maison ? »… il y aurait eu là de judicieuses reformulations venant offrir au fils ou à la fille une exacte reconnaissance de son ressenti. Les explications seraient venues ensuite et l’échange aurait été construit sur une authentique douceur.

Pour conclure

Par ces quelques lignes j’ai souhaité partager avec les soignants, médecins, psychologues, éducateurs ou animateurs, quelques notions simples mais extrêmement subtiles, permettant de produire la douceur souhaitée par chacun.

Procéder de la sorte peut sembler consommer plus de temps. L’expérience montre que c’est le contraire. Ce n’est que quand on s’oppose qu’on gâche beaucoup de temps… à tenter, en vain, de convaincre l’autre. Plus on s’oppose, plus il s’oppose ! Cela consomme énormément d’énergie et produit de l’épuisement. Cet épuisement est, de plus, extrêmement désolant car, au bout, il n’y a pas le résultat escompté… et même souvent le résultat contraire (la personne s’énerve ou s’éteint)

L’indicateur que notre attitude est dans cette bienveillance… c’est qu’on ne ressent aucun épuisement. L’épuisement vient beaucoup du fait de nos multiples oppositions et tentatives pour convaincre (voir sur ce site la publication de juin 2002 « Le danger de convaincre »)

J’espère que ces quelques éléments auront modestement contribué au bien être des patients ou des résidents. La générosité des équipes de soins trouvera là un moyen de se rapprocher de ce qu’elles ont le plus à cœur, sans pour autant s’y épuiser.

Je termine ce document par une « charte de bienveillance » (j’ai préféré ne pas mettre « bientraitance ») que chacun pourra utiliser en l’adaptant à son contexte professionnel. Il pourra même l’afficher, si cela lui semble juste, afin que ces éléments soient aussi présents que possible pour chacun.

Thierry TOURNEBISE

 

Note aux professionnels : 
Ce document est volontairement rédigé sans référence bibliographique. Il se veut accessible à tous et parle en toute simplicité d’une expérience à vivre. Pour ceux qui souhaitent de la bibliographie, je les invite  à visiter Psychologie et violence dans le grand âge ou à aller à la page de bibliographie du site

 

A lire aussi sur ce site
Personnes âgées

Psychologie et violence dans le grand âge

Humaniser la fin de vie

La reformulation

Communication thérapeutique

Assertivité

Ne plus induire de culpabilisation chez les patients et les parents

Le danger de convaincre

Les pièges de l’empathie

Apaiser violence et conflits

 ANNEXE

 

 

CHARTE DE BIENVEILLANCE

Les êtres comptent toujours plus que les choses ou que les actes
 Cette charte a pour projet de promouvoir le mieux être des résidents,
tout en donnant aux soignants un cadre de travail serein et motivant

 

I Respect des règles générales d’intimité et de courtoisie

1-Toujours frapper à la porte avant d’entrer dans la chambre

2-Respecter les règles de politesse et de courtoisie habituellement en usage

3-Respecter l’intimité pendant la toilette

II Respect individualisé

1-Adapter les soins et y consacrer un temps en accord avec le rythme du résident

2-Expliquer au résident ce qu’on va faire, puis ce qu’on fait quand on le fait

3-Respecter les habitudes de vie du résident. Individualiser les soins et l’accompagnement

4-Assurer les soins nécessaires aux besoins vitaux et au confort du résident

5-Prise en compte des douleurs physiques, tant sur le plan psychologique, que sur le plan médical

III Reconnaissance de ce qui est exprimé
et même en  accompagner l’expression, tout en respectant une précieuse confidentialité

1-Reconnaître les douleurs psychiques du résident, même si on ne peut y remédier

2-Reconnaître les souhaits exprimés par le résident, même quand on ne peut les satisfaire

3-Utiliser la considération et la reconnaissance, ne jamais gérer un mal être par le déni

4-Ne porter aucun jugement, ni envers le résident, ni envers ses proches

5-Accompagner les  proches dans ce qu’ils expriment, car cela fait partie de la qualité globale des soins

IV Qualité de la vie sociale

1-Favoriser le lien du résident avec la société, et avec ses proches

2-Répondre au besoin de communication et d’accomplissement personnel du résident

3-Proposer au résident un espace de vie adapté et convivial, tenant compte de ses capacités

4-Veiller à la qualité de cet espace de vie : propreté, odeurs, niveau sonore, décoration

5-Respecter la religion quelle qu’elle soit, ou l’absence de religion, du résident

V Autonomie

1-Dans la mesure de sa sécurité et du respect d’autrui, permettre au résident de choisir lui-même les règles de sa conduite, la direction à donner à son existence, même quand certains risques sont liés à ses décisions*

2-Eviter de faire à la place du résident ce qu’il peut faire lui-même. Juste, si nécessaire, le faire avec lui.

3-Maintenir la continence du résident le plus longtemps possible en le conduisant aux toilettes

4-Permettre au résident de demander de l’aide en mettant une sonnette à sa disposition

5-Mettre en œuvre, avec soin, ce qui est énoncé au § III « Reconnaissance de ce qui est exprimé »

  *Autonomie vient du grec autonomos :
 de auto (soi-même) et nomos (lois). C’est à dire « régi par ses propres lois »

- Cabinet de formation et consultation Thierry TOURNEBISE - 24130 Prigonrieux - 05 53 58 17 72   www.maieusthesie.com - 

 

 

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