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Anorexie

Quête d'écoute et de reconnaissance

14 juillet 2006    -    © copyright Thierry TOURNEBISE

 

Dans toutes les publications précédentes j’amenais des éléments théoriques, que j'illustrais généralement par des cas réels. Pour certaines illustrations de dialogues, j'utilisais parfois des situations fictives (inspirées de situations réelles) quand elles fournissaient un meilleur éclairage.

J’ai choisi Ici une  écriture différente, car dès les premières lignes, et surtout pendant toute la première moitié du document, nous découvrirons la situation uniquement du point de vue du patient. Cela m’est apparu comme un incontournable préalable à toutes considérations théoriques.

Pour mieux rendre compte d’un tel ressenti, et pour garder une fluidité optimale, c’est avec différentes situations rencontrées en consultation que j’ai choisi de composer un cas imaginaire. Ce cas se fait le porte parole de ceux qui soufrent ou qui ont souffert d’incompréhension, de ceux qui n’ont pas su comment dire, ou de ceux que l'on n’a pas su aider à exprimer la pertinence de ce qui se passe en eux. Je leur dédie chaleureusement ces lignes, ainsi qu’à leur entourage si souvent démuni devant une telle situation.  

Sommaire

Les pensées intimes de Lucie
Vie familiale
Première expérience thérapeutique
Deuxième expérience thérapeutique
Troisième expérience thérapeutique
Quatrième expérience thérapeutique

Les types de soins rencontrés par Lucie
Quatre approches différentes
Vouloir aider peut être un piège
Un symptôme "spécialement pour"
Le danger de la culpabilisation

Le piège de "pardonner"
Libre des statuts familiaux (ou imagos)
Le sujet actuel, distinct de celui qu'il était

Pour faciliter la rencontre de Lucie
Comprendre les difficultés face à la différence
Développer une capacité à "ne pas savoir"

Autres cas
La diversité
Des situations vraiment inattendues
Les grilles et le non savoir

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Lucie,  21 ans, mange de moins en moins et préoccupe sérieusement ses parents. Cette jeune fille (ou jeune femme) a déjà été hospitalisée en services spécialisés mais a rechuté. En fait, son entourage ne sait plus que faire et Lucie subissant cette pression se sent perdue, car il est difficile pour ses proches de la comprendre. Nous concevons tout à fait leur souffrance, mais je vous propose ici d’imaginer plutôt le vécu du point de vue de Lucie. Nous lui donnerons la parole dans ces quelques lignes d’un discours qui, quoique imaginaire, se fait porte parole des anorexiques subissant de nombreuses pressions, perdus dans un environnement aimant, mais peinant à les entendre. Ce document est autant destiné au sujet anorexique lui-même qu’à ceux qui l’entourent et souhaitent l’aider.

Après l’exposé du ressenti et des thérapies de Lucie, suivront quelques éclairages théoriques s’appuyant sur cet exemple. retour

1               Les pensées intimes de Lucie

1.1     Vie familiale

Je n’ai pas envie de manger ! Je ne supporte pas d’être devant mon assiette avec leurs regards qui guettent la moindre de mes mastications et déglutitions. Ils observent comment je traîne avec les petits bouts de nourriture que je tente désespérément de détacher de cette masse alimentaire qu’ils ont déposée devant moi, tout en prononçant des mots faussement rassurants « allez, juste un peu. Je ne t’en ai pas mis beaucoup ». Sans doute ce n’est pas de leur faute. Ils ne peuvent pas se rendre compte. Ils ont toujours l’air d’avoir peur pour ma santé. Ce qu’ils ne comprennent pas c’est que je me sens mieux comme ça, que ma santé ne va pas… justement quand je mange. Pour moi la santé c’est quand mon corps est mince. Comment je pourrais me sentir bien avec ces surcharges (elle pèse 46 kg pour 1m72), avec ce ventre plein, avec ces digestions impossibles.

Ils voudraient que je retourne à l’hôpital spécialisé. Mais je n’en ai pas très envie. La dernière fois, quand j’ai accepté… pour leur faire plaisir... ça n’a rien changé. Le problème, c’est qu’ils ne comprennent pas non plus. Ils veulent à tout pris que je mange sans jamais se préoccuper de ce que je ressens. Ils me font adhérer à un contrat. Ils prétendent que je suis libre d’accepter ou non, mais en fait si je ne l’accepte pas, ils ne me soigneront pas. Le contrat fait partie du soin. Je ne vois d’ailleurs pas pourquoi ils veulent me soigner. Au fond je ne suis pas malade. C’est vrai, je ne mange pas beaucoup… du moins par rapport à eux. Ils ingurgitent des quantités invraisemblables de nourriture. Dans le contrat, ils me retirent certains avantages comme le téléphone pour joindre mes proches, mes CD pour écouter de la musique, mes livres pour passer un peu de temps à la lecture. Tout cela me sera restitué au fur et à mesure que je reprendrai du poids... jusqu’au jour où je pourrai sortir !

Ils veulent tous que je mange et surtout que je grossisse. Il y a l’infirmier qui est derrière moi pour vérifier que je mange TOUT mon repas. Ah ça ils sont collés à moi… Mais qui se soucie de ce que ça représente pour moi. Si j’y retourne, ça va encore être un calvaire. Je finirai par faire ce qu’ils veulent pour qu’ils me libèrent. Quand je sortirai, je referai comme je veux.

Bon c’est sans doute vrai que j’ai un comportement alimentaire différent. C’est vrai que des fois je me sens un peu faible. Mais au fond pas tant que ça. Puis ce n’est pas si grave à côté de ce que je ressens si je mange trop… et trop pour moi, le problème, c’est que c’est rien pour eux !

A qui pourrais-je parler de ce que je ressens. Ils sont tous fixés au pire sur la  nourriture ou sur mon poids, au mieux sur le fait de vouloir me guérir de je ne sais quoi ou de résoudre mes problèmes. Comment veulent-ils résoudre quoi que ce soit s’ils ne m’écoutent pas. Bien sûr personne n’est méchant avec moi. Tout le monde veut mon bien… mais quand même... personne ne m’écoute. Une phrase comme « Dis nous ce qui ne va pas ? » … vraiment, ça ne le fait pas !

Le problème c’est que quand ils viennent vers moi pour m’aider, c’est surtout pour que je calme leur angoisse  en faisant ce qu’ils attendent de moi, c’est pour que je mange plus. Quand ils viennent vers moi pour m’aider, j’ai plus le sentiment qu’ils viennent contre moi (et pour eux) que pour moi. Je sens comme une énergie qui vient combattre, qui vient ME combattre et j’ai surtout envie de me fermer avant même qu’ils ouvrent la bouche. Je ne le fais pas exprès. En fait je me sens seule. Je ne leur en veux pas. Ils font ce qu’ils peuvent. Mais c’est plus fort que moi. Même quand ils arrivent gentiment vers moi, je sens tellement cette opposition à mes ressentis que je me ferme. C’est plus par réflexe que par volonté. Il m’est impossible de ne pas me fermer. Quand le doigt s’approche de l’œil, il se ferme. Quand l’autre s’approche de mon âme pour la nier, celle-ci se ferme aussi spontanément que l’œil.

Qui veut bien entendre ce que j’ai au plus profond de moi ? Qui, au lieu de vouloir résoudre le problème, qui soi disant m’habite, voudra bien venir écouter la raison qui est au plus profond de l’être que je suis. La raison pertinente qui fait que pour moi, ma façon de manger est correcte, qui fait que pour moi, prendre du poids est insupportable, que les rondeurs me mettent en danger. Est-ce que quelqu’un a seulement une petite idée de l’angoisse que ça représente pour moi ces rondeurs et qu’elles me mettent plus en danger que le manque de nourriture ?

Naturellement, je ne comprends pas toujours pourquoi je ressens cela, mais je sais que je le ressens. On veut toujours l’aborder comme un problème ou une maladie, mais cela, je ne le sens pas. Je sens que c’est plus important que ça, en moi. Qui pourrait m’aider à accéder à ce sens qui m’habite et non s’acharner à vouloir me débarrasser de je ne sais quelle prétendue erreur. J’en ai assez qu’on regarde mon comportement comme mauvais. J’en ai assez qu’on n’ait pas cet élan de me rencontrer vraiment. retour

1.2   -1ère expérience thérapeutique

Cela me rappelle la première fois que j’ai vu un psy : Il était tellement à l’écoute qu’il n’a rien dit. Les vingt minutes de la séance se sont déroulées sans qu’il ne me dise un seul mot, à part le premier «Bonjour. Je vous écoute » et le dernier «Au revoir. A la semaine prochaine »… Bon j’exagère un peu ! Vous avez raison ! Mais quand même je me suis sentie un peu abandonnée. J’aurais tellement eu besoin qu’il se sente plus concerné, qu’il soit plus proche de moi, plus chaleureux. Il me regardait le plus souvent sans rien dire et j’avais l’impression qu’il m’examinait au plus profond, en silence… que pensait-il ? Était-il au moins en train de comprendre quelque chose ? J’aurais tellement aimé qu’il me pose ne serait-ce qu’une question pour m’aider à m’exprimer… En fait je n’y suis allée que quelques fois car j’ai rapidement ressenti que cela ne me correspondait pas. Je ne doute pas que c’était quelqu’un de très compétent. Mais dans mon cas, je ne ressentais pas l’aide dont j’avais besoin. retour

1.3     --2ème expérience thérapeutique

Sur le conseil de mes proches, j’en ai consulté un deuxième : Oh ce n’était pas de gaîté de cœur car la première expérience ne m’avait pas encouragée. Celui-ci fut plus bavard. Il me demanda ce qui m’amenait ici et je lui répondis que mon entourage trouvait que je mange trop peu. Il me questionna pour me demander des détails sur mon alimentation… en ce sens il m’aida à dire… mais à dire ce qui pour moi n’était pas l’essentiel.

Puis il me demanda ce que je ressentais face à la nourriture et cela me semblait de bon augure pour être comprise. Mais il finit hélas simplement par lancer son diagnostic, un peu comme s’il lançait une fléchette « vous êtes anorexique ! ». Je ne sais si c’est ce qu’il visait, mais je l’ai reçue en plein cœur. Je pensais qu’il me comprenait alors qu’en réalité il ne faisait que m’analyser pour me diagnostiquer.

Et maintenant, on fait quoi ? lui disais-je en silence, depuis mes pensées.

Il commença à me poser des questions sur mon enfance, fit apparaître que ma mère était proche de mon frère à sa naissance quand je n’avais que trois ans et qu’elle ne m’a plus donné l’attention dont j’avais besoin. Puis que pour compenser cela, plus tard, elle et moi nous nous sommes excessivement attachées et que ce cordon compensateur qu’elle peine à couper, m’empêche aujourd’hui de trouver mon équilibre. Je ne suis pas certaine d’avoir bien compris où il voulait en venir… mais en d’autres termes, c’était un peu la « faute de ma mère ». Même si ma mère m’énerve quand elle me gonfle avec sa bouffe, je ne supporte pas qu’on l’attaque de la sorte. Certes, ce n’était pas méchant, c’était « thérapeutique »… mais quand même… ça me laissait un goût amer et je n’en ressentais pas du tout le bien fait.

Sentant que je n’adhérais pas à son propos, étant malgré tout attentif, il me fit alors remarquer que je résistais un peu à considérer cela, mais qu’au fur et à mesure du travail les choses se feraient progressivement.

Ce qui s’est fait en réalité c’est que je n’ai été qu’à quelques séances au cours desquelles le problème de ma mère revenait de façon récurrente… je ne sais plus si c’est lui qui m’y amenait ou moi qui en parlais… mais ce qui est certain c’est que je ne sentais aucune considération de sa part envers elle… un peu comme s’il attendait que je reconnaisse enfin sa « nuisance », à elle…  Mais peut être n’ai-je pas bien compris ? Dans tous les cas le miracle ne s’est pas accompli et j’ai aussi cessé de le voir. retour

1.4     -3ème expérience thérapeutique

Un peu plus tard, les choses devenant sérieuses, j’ai été hospitalisée. En effet mon poids descendait de plus en plus. Curieusement, plus je m’en réjouissais… plus tout le monde  s’en inquiétait. Par tendresse pour mes proches plus que pour moi-même, j’ai fini par accepter d’y aller.

Là il y avait toute une équipe avec le psy (infirmiers, éducateurs, aides soignants). Nous avons commencé par le fameux protocole. Rapidement je compris qu’on m’invitait à une lutte. « Tu sais c’est un peu dure, mais ce n’est pas contre toi. C’est contre ta saloperie de maladie et il faut que tu te battes avec nous pour gagner ».

Je ne comprenais pas pourquoi il fallait lutter. Au fil de tout ça, il me semblait plus avoir un problème avec mon entourage qu’avec moi-même... ou du moins que c’était eux qui avaient un problème avec moi. Puis lutter contre le fait de peu manger alors que ce qui me met bien c’est justement de peu manger, me semblait totalement incongru.

De toute évidence, je n’étais pas tombée en un lieu où l’on se préoccupait de ma raison de ne pas manger, mais où le sujet était l’énergie que je devais mettre pour lutter contre ma façon de m’alimenter. Au cas où cette énergie m’aurait fait défaut, la motivation serait venue des récompenses (restitution du téléphone, des CD et des livres, à chaque prise de poids).  J’ai entendu dans leur jargon qu’ils parlaient entre eux de « renforcement positif » afin d’ancrer les bonnes habitudes à la place des mauvaises. On aurait dit des informaticiens en train de s’acharner sur le bug d’un logiciel.

En réalité, j’avais plus la sensation de me battre contre eux que contre moi, et cette surveillance continuelle de mes repas et de mon poids me donnait plus le sentiment d’être la marchandise d’un épicier, qu’un être en train de ressentir quelque chose. Quand je faiblissais, ils s’en rendaient compte, car ils étaient très observateurs. Pour m’encourager, pour me motiver,  ils me rabâchaient « il faut te battre encore ». En vérité, ils étaient plus observateurs qu’ils n’étaient attentionnés. Au lieu de courage, je ressentais de la colère. J’avais envie de crier et de revendiquer « Et moi là dedans ? ». Mais je ne disais rien. Peine perdue.

Je finis par me soumettre douloureusement car je savais que c’était la seule façon d’en finir. Sans doute cette approche était-elle excellente pour d’autres personnes, mais de façon certaine, pas pour moi. D’ailleurs en sortant je fus plusieurs fois traversée par des idées suicidaires venant contraster avec la surprenante sensation qu’ils avaient d’avoir réussi leur mission : comme j’avais remangé et repris du poids « ça avait marché ».

Personne n’a jamais su que j’ai voulu mourir plusieurs fois à ce moment là. Déjà que personne ne m’entendait sur la nourriture, ça aurait été vain que d’aborder cet autre sujet plus tabou que tous les autres : le suicide. retour

1.5     -4ème expérience thérapeutique

Le hasard me conduisit vers un quatrième praticien. Je n’y croyais plus du tout, mais mon corps commençait à tellement faiblir qu’il devait tout de même y avoir un problème. De toute façon c’était ça ou l’hôpital. Je ne savais pas où cela me mènerait, mais je me sentais si mal que je n’avais plus rien à perdre. Mon entourage se faisait plus de soucis que jamais. Au plus profond de moi, j’espérais tout de même que quelqu’un pourrait m’aider à dire, entendre et reconnaître ce que je ressens.

Il commença quasi directement, sans détours ni paraphrases, par une question simple et inattendue, prononcée avec chaleur et délicatesse « C’est mieux pour vous de ne pas trop manger ? ». Un curieux moment de bonheur dont je ne savais pas ce qui se passerait après… mais déjà, il se produisit là quelque chose qui n’était jamais arrivé. Il n’y avait dans le ton aucun sarcasme, aucun sous-entendu… une simple reconnaissance de mon ressenti. Pas de diagnostic, pas de problème à régler, pas de lutte … juste une reconnaissance. J’avais envie de me dire « Enfin ! ».

Puis il me demanda ce qui m’avait déjà été demandé « Que ressentez vous face à la nourriture ? » Mais là ce fut tout à fait différent. C’est curieux, car c’était presque les mêmes mots. Ce qui changeait tout, c’est que je ressentais qu’il y accordait un sens. Il n’y avait, dans son ton, aucune idée de chose à résoudre, ni de lutte à mener… juste une rencontre, une justesse à révéler. Je m’investis pour répondre, sans trop savoir, mais je sentais suffisamment de confiance en lui,  car je sentais que lui avait confiance en moi. Il ne regardait pas un problème à résoudre, mais un être en train de vivre quelque chose d’important. Il semblait vouloir rencontrer cet être non pour venir à bout d’une quelconque pathologie, mais pour en faire émerger la justesse, la raison, la pertinence. Fini de rechercher « où ça cloche » ! Il était en train de chercher « où ça va » ! Curieuse sensation que cette quête de pertinence, plutôt que cette chasse à l’erreur. Ce fut comme une sorte de douceur dont on a la sensation que « ça sait où ça va ».

Il me vint à l’esprit aussitôt que je voulais débarrasser mon corps de ses rondeurs. Je le lui dis tout simplement. Alors que tout le monde s’acharnait à vouloir l’arrondir et à me convaincre de sa maigreur, ce praticien me rétorqua simplement « Ces rondeurs vous sont insupportables ? ». Évidemment c’était cela ! Le visage reconnaissant, je lui dit que oui, n’osant espérer une suite aussi juste… il me dit alors « En quoi sont elles si insupportables ? » Je n’osais lui révéler ce qui me vient soudainement à l’esprit. J’avais confiance, mais là c’était difficile à dire. Mon corps fut parcouru par un désagréable frisson, mais en même temps je sentais que c’était ça.

Il attendit sans me presser puis, voyant mon trouble me demanda, en signe de reconnaissance « C’est délicat à dire ? ». Il semblait m’inviter à prendre tout mon temps, à ne révéler que ce que je souhaite révéler, à ne regarder que ce que je souhaite regarder… il sous entendait ainsi qu’on a le temps et que de toute façon c’est important et mérite beaucoup de délicatesse.

A aucun moment il ne semblait inquiet. Même sans savoir de quoi il s’agit, il avait confiance en moi et semblait se réjouir du fait que je me rapproche de moi-même. Il semblait déjà présent à ce que je venais de découvrir alors qu’il ne savait pas ce que c’était et que je ne le savais pas moi-même, à part une gêne intense au plus profond de moi.

Je lui dis simplement que je ressentais en moi une gêne intense, mais que je ne me l’expliquais pas. Il m’invita avec confiance à tourner mon attention vers cette gêne et à cueillir ce qui me vient à l’esprit. En le faisant, cette gène s’intensifiait et je « voyais » un regard. Je lui parlais de cette gêne de plus en plus forte et de ce regard. Il en reconnut l’existence sans peine et me demanda de mettre mon attention sur ce regard. J’éclatais soudain en sanglots en découvrant que ces yeux étaient ceux de mon père. Il me fit un jour une réflexion qui  bouleversa ma vie. J’avais 12 ans quand je dis candidement à un repas que j’aimerais avoir un petit copain. Je ne sais pourquoi il se leva brusquement, se mit en colère, me regarda méchamment avec une violence que je ne lui connaissais pas et me lança « t’as pas intérêt à te comporter comme une traînée sinon tu n’es plus ma fille ! ». Puis il a quitté la table. Je me suis sentie fautive, sans savoir de quoi. Il était parti à cause de moi. A cause de moi qui devenait une femme (mais je ne m’en rendais pas compte)… alors il ne fallait pas que j’en sois une... je n’ai pas manqué de m’y employer. Prendre du poids c’était perdre mon père. Chaque rondeur était une menace d’abandon. Chaque gramme me conduirait à me retrouver seule et bannie…

Le praticien reprend simplement « ça a tellement touché l’enfant que vous étiez ? » Comme je le lui confirme, profondément émue, il continue par « Vous voyez cette enfant ? ». Je lui dis que oui, alors il m’invita à me rapprocher d’elle (dans l’imaginaire) et à lui dire que j’entends à quel point elle souffre des paroles qu’elle vient d’entendre. Voyant que je le fais,  il me demande « Comment se sent l’enfant ? » Elle était plus détendue, souriante, enfin entendue. Il ajouta « et vous comment vous sentez-vous ? » Je me sentais comme libre d’un grand poids que j’avais toujours ressenti sans savoir ce que c’était. J’avais passé ma vie à lutter pour ne pas devenir une femme… et jusque là on n’avait fait que me demander de lutter contre ma lutte… ça ne pouvait pas marcher.

Me voyant m’apaiser le praticien me demanda alors « Avec cette petite fille, toutes les deux ensemble, vous pouvez regarder vers cet homme qui est votre père, puis ״écouter״ pour quelle raison ça a été important pour lui, de dire ce qu’il a dit ? ». Je découvris ce que pourtant je savais. Il ne s’entendait plus avec ma mère. Ils ont traversé à cette époque une grosse crise. Il souffrait de la séparation potentielle de leur couple (qui finalement ne s’est pas séparé, mais ça n’a plus jamais été pareil)… Sa réaction a été à la mesure de sa douleur mais n’avait rien à voir avec moi. « Vous et la petite fille, ensemble, vous pouvez lui ״dire״ que vous entendez sa douleur à l’idée de perdre son couple ? ». Bien sûr. Je  lui répond que bien sûr. « Comment est votre père quand vous faites cela ? » Il a un regard souriant. Ça lui fait du bien. « Comment vous sentez vous ? » Beaucoup mieux.

Me laissant le temps de goûter ces nouvelles sensations de vie, il finit par me demander « Si vous repensez à la nourriture, quelle impression avez-vous par rapport à tout à l’heure ? ». Ça  ne me fait plus la même chose.

A partir de ce jour je me suis remise à manger normalement.

Je suis tout de même retournée à l’hôpital, mais juste en médecine et non en hôpital spécialisé. Cette fois-ci, ce n’était plus pour mon anorexie, mais juste pour assurer un rééquilibrage métabolique, car mon corps avait trop souffert de cet épisode de dénutrition. Je ne peinais plus à m’alimenter ni à prendre les nutriments qu’on me proposait et l’équilibre revint relativement vite

Jusqu’à aujourd’hui je n’ai pas rechuté, j’ai 26 ans... Ça fait déjà cinq années… retour

2               Soins rencontrés par Lucie

2.1     Quatre approches différentes

Lucie prenait la peine de ne pas juger ses thérapeutes. Elle se disait de chacun qu’il devait sans doute être compétent, que ça devait sans doute être bon pour certains, mais que pour elle, ça ne correspondait pas. Ce qui dénote déjà une certaine force de caractère. Certains sujets, plus fragiles, auraient pu se dire « les techniques sont bonnes, c’est moi qui suis nulle ».

Dans sa première expérience, effectivement, l’approche plutôt à tendance analytique aurait convenu à un sujet en quête de cheminement personnel, mais pas à quelqu’un en situation d’urgence. Il n’y a pas ici le temps d’attendre que se produise le moment de transfert salutaire sur lequel le praticien peut s’appuyer pour que le patient trouve en lui ce qui l’a touché dans sa vie.

Dans sa deuxième thérapie, l’axe aurait pu mieux lui correspondre, car elle était accompagnée par des questions pour l’aider à exprimer ce qu’elle ressent. Cependant, l’annonce de diagnostic,  la dérive « culpabilisante » envers la mère et la non reconnaissance de sens, ne pouvaient la satisfaire. Le diagnostic n’apporte rien ici en terme d’écoute et le fait de se sentir « classée » n’aide pas Lucie. La culpabilisation de sa mère ajoute une blessure à sa blessure car une structure psychique n’a son équilibre que quand elle est complète (celui qu’on est, ceux qu’on a été et ceux dont on est issu). Enfin, le fait de chercher « ce qui ne va pas pour le résoudre » est une forme de recherche du « non sens » alors que Lucie a besoin d’une recherche de « sens ».

Dans l’hospitalisation spécialisée, elle a rencontré une approche (comportementale et cognitive) visant à lui faire vivre une nouvelle expérience de l’alimentation avec le « renforcement positif » apporté par les « récompenses ». Cela aurait eu un meilleur résultat chez un sujet ayant vécu dans une culture familiale où l’apprentissage de la nourriture se serait fait autour de l’idée de peu manger et que la nourriture est plutôt ennemie. Cette approche aurait eu du succès dans les situations de défaut d’apprentissage, mais pas quand une circonstance de vie doit être réhabilitée.

Lucie avait plutôt besoin de « retrouver » la fille de 12 ans à qui le père a dit avec une grande colère, tout en partant « t’as pas intérêt à te comporter comme une traînée sinon tu n’es plus ma fille ! » Puis elle avait besoin « d’entendre » le vrai ressenti de cet homme qu’était son père, en souffrance avec sa femme. Elle avait besoin d’accéder au sens et surtout à ces parts de vie, à ces parts d’être, à ces parts de sa structure psychique que sont la petite fille de 12 ans et l’homme qu’était son père à ce moment là. Il en résulte une sensation de complétude. retour

2.2     Vouloir aider peut être un piège

Un être en souffrance psychologique, peut rencontrer plusieurs écueils, quand il se retrouve face à un proche, un ami ou même un praticien.

Le premier écueil et le plus inattendu, est pour celui qui souffre, de rencontrer quelqu’un qui veut l’« aider ». Sans doute vaut-il mieux rencontrer des gens qui veulent nous aider que de ne rencontrer personne ou que des gens indifférents, mais pour un sujet en souffrance psychologique, sentir quelqu’un s’approcher de lui avec le projet de l’aider peut être vécu presque comme une agression. Même quand le sujet est lui-même demandeur  (ce qui est généralement le cas lors d’une consultation), si le praticien a pour projet « d’aider », il risque de générer une résistance chez celui qui le consulte.

Comme le souligne Jung « Dans la littérature il est tellement souvent question de résistances du malade que cela pourrait donner à penser qu’on tente de lui imposer des directives, alors que c’est en lui que de façon naturelle, doivent croître les forces de guérisons » (Jung, 1973, p.157) ou Rogers « …la résistance à la thérapie et au thérapeute n’est ni une phase inévitable, ni une phase désirable de la psychothérapie, mais elle naît avant tout des piètres techniques de l’aidant dans le maniement des problèmes et des sentiments du client. » (Rogers, 1996, p.137)

Une des raisons à ces « résistances » est sans doute cette pulsion aidante, qui est une sorte de principe de « pouvoir » sur le mal qui est en l’autre. Naturellement il s’agit là d’un « pouvoir » pour le « bien », mais cela ne correspond pas aux enjeux de celui qui souffre, quand bien même il en serait demandeur. Quoi que sincère et généreux un tel élan peut verrouiller l’interlocuteur en besoin d’aide.

Vouloir aider est trop souvent l’expression d’une volonté qui consiste à « chercher ce qui ne va pas » pour faire en sorte que « ça aille mieux ». Or partir du principe que « ça ne va pas » est déjà, hélas, un mauvais départ. En effet, quand un sujet ressent une souffrance psychologique, ce qu’on estime « ne pas aller » est le plus souvent l’expression de quelque chose d’important qui s’accomplit avec justesse chez lui.

Commencer en voulant combattre cela n’est pas approprié. Cela revient à dévaloriser le processus qu’il a mis en place au plus profond de lui-même pour s’en sortir, soit pour survivre (pulsion de survie mettant à distance la part douloureuse de soi), soit pour grandir (pulsion de vie tentant de rétablir la complétude de Soi). Ce mauvais départ engendre immédiatement une mauvaise suite car alors celui qui pour aider cherche « où est le problème », se met aussi à rechercher « A cause de quoi » ou « A cause de qui ». Ce « à cause de » vient malencontreusement combattre un enjeu fondamental : le symptôme ne se manifeste pas « à cause de » mais « spécialement pour » retour

2.3     Un symptôme « spécialement pour »

Nous assimilons trop souvent le symptôme psy à un état de morbidité. Comme s’il s’agissait de débarrasser le sujet de quelque chose de mauvais, qu’il aurait contracté à un moment de sa vie. Notre regard, par habitude, considère un peu cette situation comme celle où on contracte une maladie infectieuse où il faut se débarrasser de l’agent pathogène.

Or, l’expérience montre que, de cette manière, on a généralement peu de résultats. Il ne s’agit pas d’un pouvoir contre ce qui se passe de mauvais, mais d’un accompagnement de ce qui se passe de juste. C’est tout simplement le contraire. Nous ne sommes pas en présence d’un mauvais processus à corriger, mais d’un processus pertinent à accompagner.

Dans l’exemple de Lucie, nous ne nierons pas, bien évidemment, que la dénutrition est un danger et nuit gravement à sa santé. Cependant, en ne mangeant pas, elle accomplit quelque chose de juste et d’important. Même d’un point de vue purement cognitif, son mécanisme de pensée l’amenant à choisir l’absence de rondeur pour ne pas être femme est un indispensable moyen pour ne pas perdre l’estime de son père. Bien sûr, à l’époque où survient l’événement, quand le père lui lance « t’as pas intérêt à te comporter comme une traînée sinon tu n’es plus ma fille ! » tout en se levant de table très en colère, Lucie n’a pas toutes les données. Elle croit que c’est contre elle, alors que son père ne fait que « parler » de sa douleur conjugale. Compte tenu des informations dont elle disposait à cette époque son ressenti et sa stratégie étaient justes et doivent être considérées comme telles.

Combattre cela, ou lui montrer que c’est stupide, c’est tout simplement nier qu’elle n’avait pas tous les éléments, ainsi que la justesse qu’il y a à ne pas vouloir perdre un père. De cette validation de l’être, de son ressenti et de  ses choix (ou même de son processus cognitif), il découle une réassurance qui lui permet de se sentir exister et de reconsidérer la situation avec les nouveaux éléments disponibles. retour

2.4     Le danger de la culpabilisation

Quand cela est compris il devient évident que les paroles et l’attitude du père ont joué un rôle dans ce qui s’est passé. Nous n’oublierons pas cependant que la douleur ne vient pas de ce que le père a dit, mais de ce que Lucie en a fait. C’est pour cela qu’on peut y revenir ultérieurement en thérapie, car tout au long de sa vie, il lui sera toujours possible d’en faire autre chose, au fur et à mesure de sa maturation.

Elle est habitée par une peur de perdre son père. Elle est prête stratégiquement (même si c’est inconscient) à ne pas s’arrondir (ne pas devenir femme), donc à ne pas manger… pour ne pas le perdre… jusqu’à en risquer la mort. C’est à dire qu’inconsciemment, pour Lucie, sa propre mort est moins douloureuse que la perte de son père. La faire manger par force la met réellement en danger… un danger pire que la mort, d’où ses pensées suicidaires après la troisième thérapie.

Donc toute approche qui viserait à mettre en exergue que c’est « à cause du père », le rendant mauvais et coupable, le lui ferait perdre définitivement. Non seulement le père serait devenu une source nuisible définitivement perdue, mais en plus, Lucie se sentirait stupide d’avoir tant souhaité se rapprocher de quelqu’un qui a si peu de valeur. Il en résulterait une « désagrégation » de la structure psychique (manque de père et manque de soi) où la détresse peut même également entraîner des idées suicidaires tant la vie semble alors, à ses yeux, sans issues. Ça devient encore pire que d’être forcée à manger (et ce n’est pas peu dire !)

Dans la dernière thérapie nous voyons par contre que, non seulement le père n’a pas été culpabilisé, mais même que la raison de son attitude a été validée. Il a été rencontré plus profondément et reconnu, au point que son existence en a été confortée. Nous remarquons aussi que la douleur de Lucie, entendant les paroles de son père, n’a pas été niée non plus. En effet, quand on a bien intégré qu’il est indésirable de culpabiliser le père il ne s’agit pas pour autant de nier le vécu de Lucie en lui demandant maladroitement de « pardonner ». retour

2.5     Le piège de « pardonner »

Ayant parfois compris à quel point il ne faut pas culpabiliser, nous rencontrons la dérive contraire qui consiste à vouloir absolument faire pardonner. Or si la culpabilisation détruit l’auteur (ce qui est très fâcheux quand c’est un ascendant dont on a besoin pour se construire) le pardon, lui, détruit la victime (lui demandant d’étouffer la douleur vécue).

Dans le Robert, dictionnaire historique de la langue française, nous trouvons que « Pardonner » vient étymologiquement du latin perdonarePer (donnant l’idée d’absolu et d’accomplissement) est ajouté au verbe donare (faire remise de). L’ancienne expression  Perdonner vide signifie ainsi « faire grâce, laisser la vie sauve à un condamné ». Il s’agit ainsi de « lever la punition », de « remettre de la punition des péchés », mais pas d’accéder à la raison de l’auteur. Or, dans l’aide psychologique, il ne s’agit ni de punition ni de pardon, mais de compréhension et de reconnaissance. La victime doit être reconnue dans la dimension de sa douleur et l’auteur dans la raison de son acte. Il s’agit de comprendre, mais pas de pardonner, car pardonner est ici hors sujet. Comprendre, rencontrer, reconnaître les fondements de l’auteur ne constitue pas un pardon mais une reconnaissance de celui qu’il est et de sa raison. Cela n’empêche pas qu’il puisse répondre de son acte, car quelle qu’en  soit la raison, il en est l’auteur, il en est la source, en ce sens où « c’est lui qui l’a fait ». L’auteur est alors plus engagé dans une responsabilité qu’il se doit d’assumer que dans une culpabilité qui pourrait le bannir. Cette reconnaissance permet à la victime de se conforter en tant qu’individu, en tant qu’Être vraiment humain, mais sans rien nier de celle qu’elle a été lors du vécu antérieur, sans rien nier des douleurs qu’elle a éprouvées. Elle est ainsi autant apte à prendre soin de celle qu’elle était et de la reconnaître dans son vécu que  de comprendre l’auteur.

Si j’insiste sur cet aspect qui peut surprendre de « reconnaissance de l’auteur et de sa raison », c’est particulièrement dans les cas où l’auteur est un ascendant. En effet si les ascendants ne font pas partie de notre structure psychique (si on les en a banni) les manques qui en résultent peuvent produire des vies anormalement fragilisées. Dans l’exemple de Lucie, elle en a voulu à son père et l’a rejeté pour ce qu’il a dit… mais elle a en même temps tout fait pour ne pas le perdre. Nous trouverons de telles situations même en cas d’actes plus graves, de violences ou de violences sexuelles. Le sujet est alors dans une délicate situation où il va en même temps « violemment rejeter » et « tout mettre en œuvre pour retrouver ».  retour

2.6     Libre des statuts familiaux (ou imagos)

Il est à noter, dans la 4e thérapie de Lucie, une expression importante en thérapie : « … vous pouvez regarder vers cet homme qui est votre père ? ». Si le praticien avait simplement dit « … vous pouvez regarder votre père ? » au lieu de « …cet homme qui est votre père… », il aurait produit une situation dans laquelle on aurait eu la petite Lucie en train de regarder son papa. En disant « …l’homme qui est votre père… » il produit au contraire une situation où un humain regarde un humain. Le statut familial (paternel) n’est pas nié, mais l’accent est mis sur le fait que c’est un homme et non juste un statut. Cela permet surtout à Lucie de le regarder en étant elle-même adulte (en étant celle qu’elle est aujourd’hui). Un tel regard donne existence à l’homme qu’est son père, et de cette façon donne à Lucie le père qu’elle a peur de perdre. En ne voyant que son « papa », ce père lui manque car il n’existe qu’en tant que statut. retour

2.7     Le sujet actuel distinct de celui qu’il était

La façon dont le thérapeute nomme le sujet quand il était enfant est également une façon de s’exprimer qui a ici beaucoup d’importance. Dans la quatrième thérapie, Lucie entend le thérapeute lui dire : « ça a tellement touché l’enfant que vous étiez ? ». S’il avait dit « ça a été tellement douloureux pour vous ? », il aurait amené Lucie à ne pas distinguer celle qu’elle est aujourd’hui, de celle qu’elle était à cette époque. Ne faisant ainsi pas la différence entre celle qu’elle est et l’enfant qu’elle était, Lucie se serait trouvée « revivre » la situation antérieure. Or un sujet n’a surtout pas besoin de revivre l’ancienne douleur. Il a avant tout besoin « d’aller » s’occuper de celui qu’il était quand cette douleur est survenue. Pour cela, il doit en être distinct. Or il ne peut se rapprocher de celui qu’il était que dans la mesure où il en est distinct.

Le praticien dira aussi « Vous voyez cette enfant ? » (dans le but de s’y ouvrir), puis « Comment se sent l’enfant ? » (une fois qu’elle a été reconnue) et enfin « et vous, comment vous sentez-vous ? » car le fait que l’enfant soit apaisée est une chose et comment se sent le sujet actuel en est une autre.

La structure psychique est ainsi faite qu’elle forme un tout, mais que chaque partie est distincte de l’autre. Entre ces parties, le flux de vie (flux existentiel) s’écoule librement ou ne s’écoule pas, selon qu’il y a ouverture (pulsion de vie) ou fermeture (pulsion de survie).

Cette notion de « parties distinctes » peut surprendre au niveau de la structure psychique, alors que ça ne nous surprend pas au niveau de notre structure physique corporelle : notre corps forme un tout dont les parties sont distinctes, quoique reliées entre elles : les mains ne sont pas les pieds et la tête n’est pas le buste… Quelqu’un qui ne ferait pas la différence aurait un sérieux problème de schéma corporel ! Or dans la structure psychique faire la différence entre celui qu’on est et celui qu’on était permet d’en restaurer l’intégrité, permet de mieux localiser où c’est « fermé » et ou c’est « ouvert » et de restaurer les ouvertures (reconnaissance) là ou c’est possible.

Loin de dissocier le sujet, cette façon de l’aborder lui permet de se « réunir » et de retrouver son intégrité. Nous pourrions ici reconnaître le principe d’individuation de Jung, avec la complétude du Soi, même s’il n’a jamais nommé les choses tout à fait de cette façon. retour

3               Pour mieux rencontrer Lucie

3.1     Comprendre les difficultés face à la différence

D.W. Winnicott (médecin, psychanalyste 1896-1971) met bien notre attention sur la difficulté qu’a un enfant, au début, à voir sa mère comme « autre » que lui. Ils sont fusionnels. La mère ou l’enfant, pour l’enfant, c’est pareil. Puis quand celle-ci lui échappe (elle est absente, le gronde, ou ne le satisfait pas) l’enfant doit retourner vers lui-même pour calmer son manque. Il s’auto apaise avec une ressource narcissique (par exemple son pouce dès qu’il parvient à le contrôler pour le porter à sa bouche). Puis arrive un moment où il ne peut plus se contenter de cette seule source narcissique (auto satisfaction), et il cherche à y ajouter un réconfort extérieur qu’il peut contrôler. C’est pourquoi, quand le parent lui échappe, pour calmer cette angoisse du manque, il utilise le fameux objet transitionnel qui n’est pas le parent et qui n’est pas l’enfant non plus. Il développe néanmoins un pouvoir sur cet objet qui lui est extérieur (ce n’est pas lui), mais qui n’est pas non plus un autre (ce n’est pas le parent). Cela se poursuit jusqu’à ce que la maturité permette de considérer l’autre comme « autre » et ne produise ni manque ni angoisse. Il n’y a plus peur de le perdre.

Cette maturité tarde à venir au point que Winnicott nous fait remarquer qu’un adulte n’utilisant plus les peluches ou un coin de couverture comme objet transitionnel, a néanmoins besoin de ce qu’il appelle une aire intermédiaire entre son monde intérieur et le monde extérieur. « Cette aire n’est pas contestée, car on ne lui demande rien d’autre sinon d’exister en tant que lieu de repos pour l’individu engagé dans cette tâche interminable qui consiste à maintenir, à la fois séparées et reliées l’une à l’autre, réalité intérieure et réalité extérieure » (Winnicott, 1971, p30).

Je soupçonne, sur ce point, que les idées communes lui assurent cet espace intermédiaire qui lui est extérieur, mais qui ne le met pas en danger par rapport à cet autre, face à lui, qui est trop autre, un peu trop étrange… c'est à dire un peu trop alien (qui veut simplement dire étrange, ou étranger). Quand Philippe Pinel, psychiatre du XVIIIe siècle (1745-1826) a décidé d’appeler les malades mentaux des aliénés plutôt que des fous et qu’il les a libéré des chaînes avec lesquelles les entravaient indignement ses prédécesseurs,  c’est qu’il les considérait comme des êtres qui étaient devenus étrangers à eux-mêmes. Le mot n’avait rien de péjoratif et tentait au contraire de donner aux malades mentaux une meilleure considération. Il n’a hélas pas été suivi sur ce point par tous ses successeurs.

Face à Lucie l’entourage peine à accorder sens ou valeur à sa différence. Cette différence bouscule trop le monde personnel de chacun et ne respecte pas les « idées communes », les idées habituelles, sur lesquelles chacun s’appuie naturellement.  Même les praticiens estiment que cette différence doit être corrigée et, ne lui accordant pas son sens, induisent qu’elle est « mauvaise ». Cette différence est plus perçue comme une « aliénation » que comme l’expression d’une intelligence ou comme l’expression de quelque chose de précieux qui s’accomplit en Lucie. Il apparaît que cette différence la rend surtout « étrange » (pour ne pas dire alien) aux yeux d’autrui. Elle est plus étrange aux yeux d’autrui, qu’elle ne se sent étrangère à elle-même. Chacun, face à elle se trouve bousculé dans tout ce qui fait les pensées dites « raisonnables ».

Qui, sachant lâcher ses préjugés et ses pensées toutes faites, accordera suffisamment d’importance au ressenti de Lucie pour la rencontrer et surtout pour lui permettre de se rencontrer elle-même ? retour

3.2     Développer une capacité à ne « pas savoir »

Dans notre vie sociale ordinaire, quand « l’autre » a des idées trop différente des nôtres, il arrive qu’on le trouve déraisonnable, égaré, pour ne pas dire «  un peu fou ». La mode est, hélas, plus de savoir convaincre que de savoir comprendre. L’humain a encore quelques progrès à réaliser dans sa capacité à vivre la différence de l’autre comme une richesse plutôt que comme un danger. Pour cela il doit développer sa sensibilité et son humanité. Il devra aussi accepter de s’approcher de l’autre avec un état de « non savoir », humble, afin de le rencontrer vraiment. Il s’agit toujours d’une page vierge à remplir. Les idées préconçues ferment la perception.

C’est ici une attitude fondamentale pour pouvoir entendre Lucie qui fait quelque chose de « déraisonnable » à nos yeux, mais de juste pour elle.

La propension à défendre bec et ongles les « idées communes » ressemble à la tentative de créer une sorte d’objet transitionnel utilisé par les grands en manque de maturité… Vu que tout le monde tente de convaincre tout le monde plutôt que d’entendre les différences… nous pouvons estimer que la maturité est un phénomène rare, et que les possesseurs de « doudous idéologiques » sont légions dans le monde « soi-disant adulte ». Les adultes promènent partout leurs idéaux, un peu comme le petit traîne sa peluche ou son coin de couverture

La maturité est plus ou moins développée chez chacun d’entre nous, et parfois il s’y trouve une souffrance particulièrement éprouvante. La maturation, c’est de savoir être distinct tout en étant proche et en respectant la différence de l’autre. Ce n’est que dans ce cas que celui-ci est rencontré, et que le sentiment de vie et de plénitude qui en résulte, calme durablement l’angoisse de solitude. « La chose réelle est la chose qui n’est pas là » nous précise J.B. Pontalis, traducteur, explicitant le propos de Winnicott  (Winnicott, 1971,p.14). Il indique ainsi que ce qui est réel est ce qui nous manque, et que le vide ressenti est une réalité intime qui peut être utilisée comme un point de départ pour accéder à l’être qui fait défaut. Mais celui qui manque, pour ne plus manquer, doit être rencontré comme un individu, comme un être, et cesser d’être perçu comme un statut, comme un imago.

Il est clair que l’enfant n’est jamais conscient que ses parents sont des individus (les parents aussi peinent souvent à voir leurs enfants comme des individus). Ce sont ses parents, voilà tout. Cette situation dure parfois longtemps… très très très longtemps. Curieusement l’enfant va d’autant plus développer un attachement à ses parents qu’il ne les aura pas rencontrés en tant qu’homme et femme, en tant qu’individus, car dans ce cas ils lui manquent en permanence. Il sortira de ce manque quand il lui deviendront réels, c’est à dire le jour où celui qu’il était (l’enfant) voit au delà de l’imago, voit des êtres avec une vie, des ressentis, des joies, des peines…

Il en va de même pour la mère. Une mère n’est pas sensée couper le cordon d’avec son enfant car celui-ci compense ainsi le manque provenant de la non rencontre, du fait que chacun voit plus le statut que l’être. Le cordon est l’expression d’un besoin compensateur (libidinal) qui cesse naturellement quand il y a eu rencontre réelle (existentielle). Il ne s’agit jamais de demander aux mères de couper le cordon, mais de les aider à passer du lien (cordon libidinal de besoin) au canal (ouverture existentielle de rencontre et de reconnaissance). Le premier ne peut sans danger disparaître tant que le second n’est pas abouti.

Curieusement, plus il y a attachement, plus cela signifie que la vraie rencontre peine à s’accomplir. Chacun se contente alors de fantasmer l’autre à travers le statut (l’imago) sans le percevoir vraiment. Un praticien qui insiste pour faire « couper le cordon », sans ouvrir le canal existentiel, risque de saboter un tel processus. Celui qui induirait en plus une culpabilisation à propos de ce cordon deviendrait même dangereux en détruisant ce qui n’a pas été encore rencontré. Ce fût le cas dans la deuxième expérience thérapeutique de Lucie.  retour

4               Autres cas

4.1     Diversité

Naturellement le cas de Lucie est un exemple permettant d’illustrer un vécu, mais pas tous les vécus. Dans l’exemple il s’agit du père, dans un autre il peut s’agir de la mère ou du vécu avec un proche de la famille ou une autre personne avec laquelle une douleur a été ressentie.

J’ai choisi dans cet exemple une situation où la cause du trauma est, en terme de situation objective, relativement dérisoire. En effet, nous cherchons trop souvent des circonstances objectivement graves là où il n’y en a pas… jusqu’à parfois les induire et faire « retrouver » à un sujet ce qu’il n’a pas vécu. Ce peut être extrêmement dommageable. Seul le vécu subjectif compte. L’aspect objectif des circonstances est à peu près sans importance dans le moment thérapeutique, car ce n’est pas la gravité de l’événement que nous devons prendre en compte, mais la gravité du ressenti. Un sujet peut s’effondrer face à une situation dérisoire, ou au contraire ne pas être ébranlé devant une situation terrible. Nous serons tout de même attentif au fait que dans le premier cas il peut s’agir de la dramatisation de quelque chose d’important se situant ailleurs et dans le deuxième que ce peut être un refoulement de la part de quelqu’un disposant de beaucoup d’énergie pour faire illusion (aux autres autant qu’à lui-même).

Comme les situations où il y a eu des attouchements sexuels peuvent provoquer un problème de rapport au corps et engendrer un syndrome anorexique, le risque est de trop souvent systématiser ce genre de cause et de « chercher » une chose dont on a déjà « décidé l’existence » avant de la trouver. C’est volontairement que j’ai pris l’exemple de Lucie où ce n’est pas le cas, car autant il ne faut pas manquer une telle situation sexuelle quand elle s’est produite, autant il est hautement néfaste de la chercher à tout prix quand ça n’a pas eu lieu. Normalement cela ne devrait pas arriver à un praticien expérimenté. Un praticien ne prétend pas savoir avant que l’autre ne se soit révélé. Sa base est le non savoir et il se fait éclairer par le patient qu’il accompagne. retour

4.2     Situations vraiment inattendues

Cette neutralité chaleureuse, ce non savoir confiant, peuvent parfois conduire à des émergences qui ne semblent pas raisonnables. La source du trauma est parfois évoquée avec des réminiscences dont on ne peut mesurer le degré de réalité objective et dont l’aspect symbolique n’est pas forcément perceptible non plus (ici l’interprétation me semble être une démarche dangereuse). Le praticien se doit alors, en toute confiance de cheminer sur ce que propose son interlocuteur.

Je me souviens de cette femme qui, me disant ce qu’elle ressent avec la nourriture,  me parle de gavage, de supplice, puis de réel supplice tel qu’on en infligeait au moyen âge. Au début elle pense me parler d’un film qu’elle aurait vu et qui l’aurait choquée, mais rapidement elle éprouve le besoin de me dire qu’il s’agit d’elle. Ne portant aucun jugement sur ce qu’elle me propose, aussi étonnant que ce soit,  je l’invite naturellement à accompagner « celle qu’elle était » en train de subir ce supplice létal (car elle y voyait une fin de vie, une fin de « sa vie » dans cette situation, vécue comme antérieure). Il se trouve que, suite à cet accompagnement dans l’imaginaire, son anorexie a disparue et n’est pas revenue (je l’ai revue plusieurs années plus tard et elle n’avait pas rechuté).  Nous avons là un accompagnement sur un thème qui heurte l'intellect, mais sur lequel nous ne sommes sensé avoir ni jugement, ni croyance, ni présupposé.

J’ai rencontré une autre situation où le sujet restait maigre pour rappeler la mémoire d’un membre de la famille qui avait vécu la déportation, mais envers qui les "proches" manquaient de considération.

J’ai aussi reçu en consultation une jeune fille qui, pensant à la nourriture, voyait une femme maigre… dans un camp de concentration… dont on a tué le mari… et pris l’enfant. Ici,  la logique nous échappe d’autant plus que ni elle (bien sûr vu son âge) ni sa famille (à sa connaissance) n’ont vécu une telle chose. Pourtant je l’accompagne simplement sur ce qu’elle me propose. Je l’invite à « voir », « entendre », reconnaître cette femme « qui est elle », « déportée » dont on a « tué le mari et pris l’enfant ». De cet accompagnement il a résulté une importante douceur chez le sujet et une disparition de l’anorexie.

Vous devrez prendre en compte que je ne donne pas ces exemples comme des modèles. Il me servent simplement à démontrer à quel point il faut savoir entendre l’autre dans sa raison et que « sa raison » ne se trouve pas toujours dans quelque chose de « raisonnable ». Notre capacité à nous ouvrir à cet autre, différent, étonnant, apparemment incohérent est ce qui fait la qualité de notre accompagnement. Si notre intellect veut de la nourriture « raisonnable », dans les deux exemples ci-dessus on peut lui parler de « vision symbolique », de « transgénérationnel », « d’inconscient collectif » de « fausses mémoires », de « vie antérieures » (dont on n’a prouvé ni l’existence ni l’inexistence). Mais en réalité nous n’en savons rien et nous n’avons pas besoin de « savoir » pour accompagner. retour

4.3     Les grilles et le non savoir

Ces exemples me servent à mieux faire pointer l’humilité, le non savoir et la non intellectualisation des processus. C’est ce qui permet une écoute sans préjugés, sans grilles de lecture réductrices, qui voudraient nous faire croire que tout est écrit d’avance, rangé, classé.

Les pratiques utilisant excessivement de telles grilles, peuvent transformer la liberté promise, en prison fermée à double tour. Rappelez vous pour Lucie : Si on lui casse son père qui lui manque (en lui faisant adhérer à l’idée qu’il est la cause de sa douleur) on double son manque. Si on lui demande de lutter contre sa maigreur, on lui demande de lutter contre sa lutte (qui consiste à se préserver d’un manque de père). De telles doubles négations risquent de fermer les portes à double tour si on n’y prend pas garde. Si, au lieu de cela, on veut lui faire adhérer au fait que c’est à cause de sa mère alors que ça n’a rien à voir avec elle, c’est évidemment pire. Et en y ajoutant le reproche d’avoir une résistance à le reconnaître (alors que c’est faux)… ça ajoute encore des verrous !

Heureusement, rien n’est irréparable. Chaque praticien peut hélas être amené à commettre une insuffisance (ou même une erreur), car l’aide psychologique est toujours perfectible. S’il repère cela dans sa pratique et s’il le reprend, rien n’est définitivement fermé. En psy, un aidant est sensé être en continuelle évolution et est principalement enseigné par ses patients. D’ailleurs Winnicott commence son ouvrage ainsi « A mes patients qui ont payé pour m’instruire » (Winnicott, 1971,p.19) retour

 

Thierry TOURNEBISE

BIBLIOGRAPHIE

Quelques praticiens 
ayant décrit leur confiance 
en la justesse de ce qui se passe
chez leurs patients :

Carl Gustav Jung, psychologue et psychiatre suisse (1875-1961) évoque cette « intelligence » qui est en l’être avec l’individuation qu’il décrit comme un accomplissement naturel du Soi, qu’il différencie soigneusement du moi, c’est à dire de l’ego. http://pages.globetrotter.net/desgros/auteurs/dissidents/jung.html

Donald Wood Winnicott, médecin et psychanalyste anglais (1896-1971),  nous propose l’idée selon laquelle chacun de nous dispose d’une tendance naturelle à la santé. Il estime que tout le monde est capable de trouver une issue personnelle à ses conflits. http://pages.globetrotter.net/desgros/winni/index.html

Carl Ransom Rogers, psychologue américain (1902-1987) lui, parlera toujours de confiance inconditionnelle envers le patient. A ses bases que sont l’empathie, la confiance et la congruence et il ajoutera surtout, à la fin de sa vie,  la « présence ». http://www.epanouissement.net/acp/carl_rogers.html   

 

Ouvrages

Jung, Carl Gustav
-Ma vie, souvenirs rêves et pensées - (Titre original Errinnerungen, Träume, Gedanken ) Gallimard Folio, 1973

Rogers, Carl Ransom
-Relation d’aide et psychothérapie -  (Titre original Conselingn and psychotherapy  1942) – ESF, Paris 1996

Winnicott, Donald Woods
-Jeu et Réalité - (Titre original Playing and reality ) Folio essais Gallimard, 1975

 

Autres documents sur le site, 
en rapport avec ce thème :

Le non savoir source de compétence
Communication thérapeutique

Ne plus induire de culpabilisation

Le ça le moi, le surmoi et le Soi

Reformulation

Le danger de convaincre

Dépression et suicide

 

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